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presque à démontrer qu’il n’y avait jamais eu de Pologne, et que le nom de nationalité polonaise était un malentendu.

Passant de l’étude à l’action, les savans moscovites ne tardèrent pas à se mettre en campagne. Devenus voyageurs, ils parcoururent en tous sens les pays slaves, sous prétexte d’y rechercher les monumens nationaux, et de les rattacher à l’histoire de la grande métropole. Stroïef et Pogodin se sont, depuis dix ans, montrés, sous ce rapport, d’infatigables apôtres, et, quel que soit l’esprit qui ait dicté leurs recherches, on ne peut nier que ces écrivains n’aient acquis des titres impérissables à la reconnaissance du monde savant ; mais il y a dans toutes les publications des slavistes russes un côté qu’on ne saurait trop stygmatiser. Voulant agglomérer toute leur race sous le sceptre des tsars, ils voient, avec une jalousie mal dissimulée, se développer le principe de solidarité entre les nationalités slaves, et ils s’efforcent de substituer à ce lien fraternel le vieux principe de la centralisation romaine. En outre, ces panslavistes officiels tendent à élever entre les peuples slaves et la civilisation du reste de l’Europe une sorte de muraille chinoise. A les en croire, chacune des diverses races humaines compose comme un monde à part. Chacune a ses mœurs, ses lois, presque sa religion, et ne saurait se mêler à ses sœurs sans perdre sa force et sa pureté natives. Ce système, qui voudrait parquer chaque race dans son foyer comme dans une triste officine, comme un essaim d’abeilles dans sa ruche, en perpétuant entre les diverses branches de la famille humaine l’aversion et la guerre, consoliderait infailliblement chez les Slaves qui l’accepteraient la domination russe. En effet, s’étant privés eux-mêmes, par une aveugle antipathie pour l’étranger, de tout conseil et de tout secours du dehors, ces peuples, déjà si tristement divisés entre eux, deviendraient bientôt la proie de l’anarchie, et le plus fort parmi eux absorberait les autres. Voilà le calcul des hommes de Pétersbourg.

Ce sont principalement les nationalités slaves du midi que le cabinet russe travaille à s’assujétir. Depuis un demi-siècle, il entoure les Slaves schismatiques de Turquie et d’Autriche d’une protection toute spéciale. Promesses, dons magnifiques, rien n’est épargné pour les séduire. Des ornemens sacrés envoyés par la Russie remplissent leurs églises ; leurs plus beaux livres liturgiques sont des présens du saint-synode de Pétersbourg. Les principaux personnages d’Illyrie et de Bohême sont pour ainsi dire harcelés d’hommages par les agens russes. Les savans de Prague reçoivent toute sorte de gratifications du tsar : des anneaux en brillans, des décorations même leur arrivent de la Néva, comme récompense des services rendus à la cause des lettres slaves. Sous cette propagande purement littéraire, les agens moscovites savent cacher une propagande politique des plus actives. Au nom de l’indépendance de toute la race, ils appellent les Slaves subjugués du midi à une coalition