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En effet, nous l’avouons, jamais temps plus ingrats n’affligèrent nos premières scènes. Dans les lettres comme dans la musique, partout même stérilité, même épuisement. On s’arrête, on se tait, on sauve sa gloire par le silence, et quand ces maîtres dédaigneux, qui disposaient des plus chères sympathies du public, laissent la place vide, nul vaillant ne s’offre pour s’en emparer. Çà et là seulement quelques pâles imitateurs surviennent, et leurs tristes débuts n’ont d’autre résultat que d’exciter les gens à réclamer avec plus de zèle et d’animation le retour de ces royautés inquiètes dont on voudrait pouvoir se passer. Pour nous en tenir à la musique, il semble pourtant qu’en ces circonstances l’Académie royale aurait pu trouver quelque chose de mieux que des traductions. Que n’a-t-on, par exemple, demandé un ouvrage à Verdi ? Nous savons que M. le directeur de l’Opéra s’est entendu dernièrement avec le prince Poniatowski, et personne plus que nous n’approuve un pareil choix ; mais, jusqu’à ce que l’événement ait démontré le contraire, nous persisterons, en l’absence de Rossini et de Meyerbeer, à regarder l’auteur de Nabucco et d’Ernani comme le génie le plus particulièrement capable d’abonder avec succès, le cas échéant, dans les traditions de notre première scène lyrique. Ne toucher qu’avec une réserve extrême au répertoire spécial du Théâtre-Italien, et d’autre part employer tous ses efforts à se procurer des ouvrages originaux des jeunes maîtres qui peuvent surgir de l’autre côté des monts : tel serait en somme le meilleur système à pratiquer dans les intervalles où le génie national fait défaut, d’autant plus que de Gluck à Meyerbeer, de Meyerbeer à Donizetti, ce système a toujours été celui de l’Académie royale de musique. Rossini seul, à son arrivée à Paris, sous l’administration de M. le vicomte de La Rochefoucauld, jugea convenable de procéder autrement, et ce fut par des traductions et des remaniemens d’anciens ouvrages qu’on le vit préluder à la sublime conception de Guillaume Tell. Voudrait-il donc finir chez nous comme il a commencé ? Une si belle occasion s’ouvrait pourtant au grand maître de reparaître aux yeux du monde ! Ne disait-on pas naguère que Rossini s’occupait d’écrire un Te Deum en l’honneur de Pie IX. Imposer la consécration de l’art au cri d’actions de graces poussé par l’Italie entière, chanter l’avènement du saint pontife qui a donné l’amnistie, et dans un règne de moins de six mois a déjà révolutionné de ses bienfaits les états de l’église, c’était là une gloire digne d’être enviée même par l’auteur de Guillaume Tell et du Stabat, et nous nous refusons à croire qu’il puisse y avoir renoncé.

Nous ne quitterons point l’Opéra sans dire un mot de la retraite de M. Habeneck. L’habile et infatigable musicien qui, depuis vingt-cinq ans, présidait à l’exécution des chefs-d’œuvre de notre première scène lyrique, laisse après lui un vide que son successeur, quel qu’il soit, aura de la peine à combler. Encore un représentant qui disparaît de cette période illustre qui fonda parmi nous la gloire de l’Opéra. Par sa longue habitude de l’enseignement, par son expérience des maîtres, par sa rare activité et aussi par une énergie de caractère indispensable en un pareil emploi, M. Habeneck s’était acquis sur l’orchestre de l’Académie royale de musique une autorité presque souveraine, et que nul ne songeait à contester. C’était même un spectacle plein d’intérêt de voir, aux répétitions d’un ouvrage, comme il imposait à ces ruasses intelligentes qu’il poussait ou retenait d’un signe de la main ! Quelle scrupuleuse appréciation des moindres choses !