Page:Revue des Deux Mondes - 1846 - tome 16.djvu/555

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

quel tact ! quel art singulier de nuancer ! jusqu’à sept et huit fois la difficulté était reprise, et si, au moment de tenir son effet tant cherché, l’inadvertance d’un cor ou d’un basson venait de nouveau l’interrompre, il s’agitait sur son banc, frappait son pupitre à coups redoublés, et, fixant sur le malencontreux trouble-fête sa face de chat-tigre irrité, il le rappelait à l’ordre avec colère ; car à cette susceptibilité sans cesse éveillée, pas une note, je dirais presque pas une intention n’échappait. Il connaissait par cœur jusqu’au dernier de son armée, savait le fort et le faible de chacun, et pour lui le moindre son de cet orchestre avait nom d’homme. Outre cette autorité dont nous parlons, M. Habeneck possédait toute la confiance des maîtres ; Rossini, bien qu’il lui reprochât quelquefois de ne point accompagner les chanteurs avec assez de ménagement, Rossini admirait son coup d’œil prompt et sûr et sa chaleur communicative, et jamais Meyerbeer ne dormait plus tranquille après son dîner que lorsqu’il savait, à n’en pas douter, qu’Habeneck dirigerait ce soir-là l’exécution de Robert ou des Huguenots. Une pareille situation devait apporter quelque influence ; à l’Académie royale de musique, M. Habeneck n’était pas seulement un chef d’orchestre, et, comme à Nourrit, il lui arriva plus d’une fois d’intervenir dans les conseils de l’administration. Pendant un quart de siècle, M. Habeneck a eu sa part des ouvrages qui se sont produits sur la scène française, et, nous pouvons le dire, au valeureux chef d’orchestre les chances n’ont pas manqué. Le Comte Ory, la Muette, Guillaume Tell, Robert-le-Diable, Don Juan, les Huguenots, la Juive, ce sont là de mémorables soirées, de glorieux faits d’armes auxquels on doit se sentir fier d’avoir présidé, et M. Habeneck emporte avec lui les souvenirs d’un beau règne. Sans vouloir rien préjuger de l’avenir, on peut douter qu’il en arrive autant au chef d’orchestre qui s’apprête à lui succéder. Quoi qu’il en soit, le bâton passe aux mains de M. Girard, compositeur distingué, qui tenait depuis plusieurs années à l’Opéra-Comique le poste devenu vacant à l’Opéra. Il est cependant un autre orchestre que cette retraite prématurée de M. Habeneck va frapper d’un coup plus sensible nous voulons parler de l’orchestre du Conservatoire. Ici, le nom du successeur n’est pas même désigné. Qui osera, en effet, s’emparer de ce monde créé par lui ? Qui aura l’autorité de commander à ces forces instrumentales accoutumées à n’obéir qu’au geste du maître ? On dira ce qu’on voudra, mais M. Habeneck aura toujours à nos yeux le très grand mérite d’avoir fondé la société des concerts, c’est-à-dire le plus beau monument qu’on ait élevé de notre temps au génie des Beethoven et des Mozart. Sans doute M. Habeneck n’a rien produit en musique qui doive rester, on lui a même fort souvent reproché de s’être opposé aux productions des autres ; mais ces griefs, fussent-ils fondés, nous empêcheraient-ils de reconnaître qu’il a créé en France le véritable sanctuaire de la musique instrumentale ? Si nous admirons aujourd’hui Beethoven dans ses moindres détails, si nous avons gravi jusqu’aux plus hauts sommets de cet esprit sublime comme les montagnes, et comme elles aussi enveloppé souvent d’épais nuages, n’est-ce point un peu à ce guide intelligent et passionné que nous le devons ? Le beau mérite d’écrire trois ou quatre partitions et autant de symphonies, c’est l’affaire du premier venu ; mais avoir été l’un des premiers à saluer en France le génie de Beethoven, s’être fait le protagoniste de sa gloire, et pour une si noble cause avoir suscité la société des concerts, voilà en vérité qui vaut mieux, et ce fut l’œuvre de M. Habeneck.