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Si la réflexion ne vient pas corriger l’effet de la première impression nous acceptons comme vraie l’opinion de Vasari et de Lanzi ; mais quiconque voudra prendre la peine d’étudier la Cène de San-Salvi, sans tenir compte de l’éclat des couleurs, comprendra facilement que cette composition n’est pas une œuvre de premier ordre. S’il faut dire toute ma pensée, je crois qu’un tel sujet était au-dessus des forces d’André. Pour traiter dignement la Cène, il faut réunir un ensemble de facultés qu’André ne possédait pas. Sans m’engager ici dans une discussion purement théorique, sans essayer de déterminer d’une façon abstraite la nature et le nombre des facultés dont la réunion était exigée, je me contenterai d’interroger les maîtres qui ont traité le même sujet. Je ne dirai rien d’une Cène de Ghirlandajo, qui se voit au couvent de Saint-Marc car cette Cène, l’une des compositions les moins estimées de l’auteur, est ensevelie dans une obscurité légitime. Elle ne se recommande ni par l’élégance du dessin, ni par le charme de la couleur, ni par l’expression des physionomies. Je me bornerai à rappeler la Cène de San-Miniato et celle de Sainte-Marie-des-Graces. Giotto et Léonard de Vinci, en traitant ce difficile sujet, l’ont compris diversement et l’on rendu avec un charme singulier. Giotto, plus passionné que savant, malgré l’exiguïté des proportions qu’il avait choisies, a trouvé moyen de nous intéresser, de nous attacher par la divine sérénité du Christ, par le mouvement sublime du saint Jean, par la frayeur et la surprise qui se peignent sur le visage des convives. Il est facile de relever de nombreuses incorrections de dessin, dans cette page si admirablement conçue, mais c’est perdre son temps que s’arrêter à les compter. Au temps de Giotto, la science du dessin n’était pas née ; il est donc parfaitement ridicule de juger Giotto en le comparant aux maîtres des XVe et XVIe siècles ; pour l’apprécier à sa juste valeur, il faut le comparer à Cimabue, aux Byzantins. Jugé de ce point de vue, Giotto devient un prodige de science. D’ailleurs l’énergie et la vivacité des physionomies, la vérité des attitudes, la vie qui anime toute cette composition assurent à la Cène de San-Miniato une légitime et longue renommée. Il est facile aujourd’hui de se montrer plus savant ; il est difficile, peut-être impossible, de se montrer plus savant ; il est difficile peut-être impossible, de se monter plus vrai. Il est clair que je veux parler de la vérité prise dans le sens le plus élevé, c’est-à-dire de la vérité de l’expression. Quant à la vérité des détails, il ne faut pas la chercher dans Giotto. Le Vinci, en traitant le même sujet, l’a envisagé d’une autre manière. Giotto, en peignant la Cène, était dominé par le sentiment religieux ; le Vinci, en possession d’une science profonde, familiarisé depuis long-temps avec toutes les ressources du dessin, habitué à l’analyse, à la représentation de tous les sentimens humains, a vu dans la Cène l’occasion de montrer à la fois tout ce qu’il savait comme peintre, tout ce qu’il devinait comme philosophe. Mettons de côté la science