Page:Revue des Deux Mondes - 1846 - tome 16.djvu/641

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

et de couleur. Civilisation et Barbarie n’est pas seulement, en effet, un des rares témoignages qui nous arrivent de la vie intellectuelle dans l’Amérique méridionale, c’est encore un document précieux ; c’est le tableau animé des révolutions de la République Argentine qui sont comme le résumé de toutes les luttes américaines. Le cadre choisi par M. Sarmiento est heureux d’ailleurs : il a peint l’aspect physique, le sol dans sa pittoresque austérité avant d’y placer les hommes ; il a décrit d’abord le théâtre avant de suivre le drame terrible qui s’y déroule, avant de retracer surtout l’existence orageuse de ce héros du meurtre, du pillage, de toutes les passions : sauvages, de ce gaucho qui a préparé la venue d’un autre gaucho plus favorisé, de Facundo Quiroga, dont Rosas est le successeur légitime. Sans doute la passion a dicté plus d’une de ces pages vigoureuses ; mais il y a dans le talent, même exalté par la passion, je ne sais quel fonds d’impartialité dont il ne peut se défaire, et à l’aide duquel il laisse aux personnages leur vrai caractère, aux choses leurs exactes couleurs.

Rien n’est plus curieux que la peinture de cette vie argentine dont le foyer inconstant est partout, — partout ailleurs que dans les villes où l’influence européenne a trouvé plus de ressources pour s’établir. Rien n’est frappant comme cette nature, et ces mœurs dont M. Sarmiento s’est fait l’historien. Il suffit d’en saisir les traits principaux pour connaître les causes de l’immobilité morale du pays. Le mal qui tourmente la République Argentine, ainsi que le dit l’auteur de Civilisation et Barbarie, c’est son extension même ; le désert l’entoure de toutes parts. La solitude, l’absence de toute habitation humaine, sont les limites incontestables de chaque province. L’immensité est partout ; l’horizon incertain et baigné de vapeurs ne laisse pas même voir le point ou la terre finit, où le ciel commence. Au nord, ce sont des forêts d’une incalculable étendue qui avoisinent le Chaco. En descendant vers le centre, ces forêts, moins épaisses, se changent en fourrés de buissons maigres et noueux, jusqu’à ce qu’elles aillent se perdre vers le sud dans l’aride pampa, dans une plaine nue, infinie, sans limites et sans accidens. Les villes semées dans ce vaste espace qui sépare le Haut-Pérou de la Patagonie, Buenos-Ayres, Santa-Fé, Corrientes, qui bordent le Parana et la Plata, Mendoza, San-Juan, la Rioja, Catamarca, Tucuman, Salta, qui longent les andes chiliennes, Santiago del Estero, San-Luis et Cordova au centre, ont eu long-temps une vie à part, et ne donnent pas une idée de la physionomie des campagnes ; elles n’ont fait que souffrir des irruptions de l’esprit de la pampa. Malgré certaines ondulations de terrain qui finissent par former quelques sierras comme celles de Cordova ou de San-Luis, le signe général et distinctif des champs argentins, c’est une unité monotone et ininterrompue. « Cette prolongation de plaines, dit M. Sarmiento, imprime à la vie de l’intérieur une teinte asiatique