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pyramides de Gizeh se sont dessinées à mes regards. Les Nil, qui s’en éloigne ou s’en rapproche tour à tour, les groupent diversement. Enfin la ville du Caire apparaît dans sa magnificence, dominée par sa citadelle adossée au mont Mokatam ; les blancs minarets se détachent sur les collines rougeâtres et sur l’azur du ciel.

On débarqué à Boulak, car le Nil, qui touchait autrefois les murs du Caire, s’en est écarté maintenant d’un quart de lieue environ[1]. La route de Boulak au Caire est charmante. Ce ne sont que jardins et champs cultivés. Bientôt on entre dans les belles avenues de sycomores qui conduisent du Caire à Choubrah. Je ne saurais dire avec quelle joie je galopais tout à l’heure à l’ombre de ces arbres magnifiques à travers les turbans, les voiles, les chameaux, à côté de quelques Anglaises qui me parlaient de l’Inde, où elles seront dans trois semaines. Cette animation sans bruit, ce mouvement des abords d’une capitale sans roulement de voitures, puis ces costumes, ces montures, ces visages noirs, ces formes voilées qui passent auprès de vous emportées en sens contraire par un galop rapide, tout cela augmente encore ici l’espèce d’agitation et d’étourdissement qu’on éprouve toujours en approchant d’une capitale inconnue, et que j’appellerais la fièvre de l’arrivée.

On entre au Caire par la place de l’Esbekieh, qui naguère était entièrement submergée à l’époque de l’inondation, et qui sera, avec le temps, une magnifique place européenne. Près de l’Esbekieh, on montre le jardin où Kléber[2] tomba sous le poignard de ce fanatique étrange qui demeura ferme et silencieux tandis qu’on lui brûlait la main, mais qui, un charbon lui ayant effleuré le coude, jeta un grand cri. Comme on s’en étonnait, « ceci n’est pas dans la sentence, » répondit-il. C’est sur l’Esbekieh qu’on célèbre tous les ans la fête de l’inondation. Cette solennité musulmane remonte probablement à une antique solennité égyptienne. On jette encore aujourd’hui dans le fleuve une grossière figure de femme qu’on nomme la fiancée. Selon la tradition arabe, les Égyptiens, à l’époque de la conquête, sacrifiaient encore au Nil une jeune fille. La fiancée serait-elle un souvenir de cette immolation ? Je ne le puis croire, car on n’a découvert aucune trace de sacrifices humains dans l’antique Égypte. Si la tradition musulmane était vraie, il faudrait penser que cette cérémonie barbare se serait introduite dans les derniers temps du paganisme, à l’époque où l’on voit apparaître dans l’empire romain certains rites sanglans comme ceux des tauroboles ; mais il est plus probable que c’est une pure calomnie des vainqueurs. Si l’on voulait absolument trouver une origine ancienne à l’usage conservé jusqu’à

  1. Voyez ce qu’en dit Makrïsi. — De Sacy, Chrestomathie arabe, t. I, 278.
  2. Des Français viennent d’y faire élever un monument à la mémoire du vainqueur d’Héliopolis.