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n’était plus au bord de la mer, ce n’est pas que le Delta ait gagné sur elle depuis douze siècles, comme Cuvier lui-même l’a cru : seulement il se trouve que le sultan Bibars, après avoir détruit Damiette, l’a rebâtie à deux lieues dans l’intérieur des terres ; mais il n’y a point là sujet de triomphe pour les partisans de l’antiquité démesurée de la civilisation égyptienne et de la race humaine sur la terre, car, pour que cette antiquité fût prouvée par celle du Delta, il faudrait prouver d’abord que l’Égypte a été civilisée, ou même que l’homme a existé avant que le Delta fût formé, et c’est ce que rien n’établit : on voit, au contraire, qu’à une époque reculée de l’histoire égyptienne, le Delta était à peu près ce qu’il est de nos jours. Les ruines de la ville de Tanis[1], qui paraît dans l’Écriture près de deux mille ans avant l’ère chrétienne, ont été retrouvées presque au bord de la mer. Le Delta n’a donc point avancé très sensiblement[2] ; il faut toujours séparer avec soin l’antiquité du monde et celle de l’homme, les dates de la géologie et celle de l’histoire. Sans doute, il y a eu un temps où à la place du Delta était un golfe. Il y a eu aussi un temps où le bassin de Paris était une mer ; cela ne prouve pas qu’il existât des Parisiens à l’époque de mastodontes.

Tandis que nous côtoyons le Delta, on nous parle du grand ouvrage que le pacha pense sérieusement à entreprendre, de ce barrage du Nil qui fut une pensée de Napoléon, l’un des plus raisonnables rêves des saint-simoniens, et qui doublerait la terre cultivable du Delta. Ce serait une grande chose sans doute, mais son heure est-elle venue, et ne peut-on penser, comme un ingénieur français distingué, M. Henry Fournel, eut occasion de le dire à Méhémet-Ali, que ce n’est pas la terre qui manque à l’Égypte, mais les bras[3] ? Pendant que j’étais tout occupé du barrage et de Méhémet-Ali, j’ai aperçu à l’horizon comme un petit nuage grisâtre. Ce petit nuage, c’était une des pyramides. Je n’avais pas prévu qu’elles m’apparaîtraient ainsi ; je n’aurais pas cru que ce que la puissance des hommes a bâti de plus solide et de plus durable pût ressembler autant à ce que le caprice de l’air construit de plus fragile et de plus léger. Il y avait dans cette illusion d’optique un enseignement grave, dans ce hasard il y avait du Bossuet. Peu à peu les trois grandes

  1. M. Letronne, qui, dans son cours, a victorieusement combattu la nouveauté du Delta, citait, outre Tanis, Avaris, où se retranchèrent les pasteurs avant leur sortie de l’Égypte, et qui était également situé vers l’extrémité du Delta.
  2. « La côte d’Égypte est resté à très peu près ce qu’elle était il y a trois mille ans, » dit M. Elie de Beaumont. (Leçons de Géologie, t. I, 46.) Le delta du Mississipi, selon M. Lyell, ne croit que d’un mètre par siècle ; il a fallu soixante-sept mille ans pour le former.
  3. C’est aussi l’opinion de M. H. Vyse. — Pyramids of Gizeh, I, 253.