Aller au contenu

Page:Revue des Deux Mondes - 1846 - tome 16.djvu/714

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

faut surmonter de tels obstacles, encourir de tels délais[1], s’exposer à de telles chances, que ces marchandises doivent se vendre, une fois là, au triple de leur valeur primitive. Or, les habitans du Scindh sont loin d’être riches. Leur pays, stérile et brûlé, leur fournit à peine de quoi subvenir aux premiers besoins de l’existence, et le sol n’y rend guère au-delà de ce qu’il coûte à cultiver. Cela est si vrai que, dans le Scindh inférieur, le grain nécessaire aux troupes, les fourrages de la cavalerie, sont importés de Kattywar et des autres districts longeant la côte. A Sukkur même, tout le commerce est entre les mains des Parsis de Bombay, qui, tentés par de gros bénéfices, viennent y vendre à des prix énormes tout ce que réclament les dispendieuses habitudes des officiers anglais. Ce sont encore les Parsis qui ont fait bâtir les plus élégans bungalows de cette station lointaine, et ils les louent à un taux extravagant.

L’ennui qui dévore les malheureux envoyés par l’Angleterre à ces extrémités de son immense colonie respire dans les pages du journal que nous avons sous les yeux. Annulés, écrasés, domptés par la chaleur, ils ne peuvent, de neuf heures du matin à cinq heures du soir, faire un pas hors de leurs casernes sans encourir les plus graves dangers. Le sable brûlant calcine leurs pieds, l’air embrasé dessèche leurs poitrines. Dormir ou jouer aux cartes, il n’y a pas d’autre alternative pour ceux qui ne sont pas en état de prendre goût à quelque lecture. Fort heureusement pour lui, le sergent n’était pas de ce nombre, et il épuisa, durant ses longs loisirs, la petite bibliothèque du régiment. D’ailleurs, peu de temps après son arrivée au corps, sa belle écriture, son orthographe correcte, l’avaient fait remarquer de ses chefs, et on lui donna des fonctions en harmonie avec sa placide humeur, en l’appelant à faire partie des bureaux de l’état-major. A vrai dire, sous ce climat maudit, le travail même de l’écrivain est une immense fatigue ; mais ne fallait-il pas acheter, même au prix de quelques migraines, le droit d’avoir une chambre séparée du dortoir commun et d’y savourer à son aise les admirables romans de Walter Scott ? Notre voyageur déclare qu’il les lut et relut de manière à savoir à peu près par cœur Guy Mannering et l’Antiquaire. Parfois, mais rarement, un ghorkée, ou montagnard nomade, traînant après lui quelque ours pantelant, une compagnie de jongleurs annoncés par le bruit du tam-tam, venaient rompre la monotonie de cette existence pleine de loisirs et de fatigue, ou bien quelques privates, las de ne rien faire, organisaient une soirée dramatique à laquelle accouraient, avec tout l’empressement de l’ennui, leurs officiers reconnaissans.

Vers onze heures du soir seulement, les vents chauds venant à cesser,

  1. Les bateaux à vapeur mettent seize jours à remonter de l’embouchure du fleuve jusqu’à Sukkur ; les jumpties ou bateaux Indiens n’y arrivent presque jamais en moins d’un mois, encore faut-il les louer en bien des endroits.