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Page:Revue des Deux Mondes - 1846 - tome 16.djvu/717

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malheureuse femme, jeune encore, et qui mourait l’œil arrêté sur ses pauvres petits enfans. Ils étaient là, sans protection contre les ardeurs du soleil, contre la rosée glaciale des nuits, dépourvus de médecins et de remèdes, et bien moins soignés que les bagages du régiment, que l’argenterie et les cristaux du mess-room. Après cinq à six jours de route, le convoi quitta le fleuve et marcha désormais à des de chameau, chaque malade dans une sorte de panier appelé kejou. Ces kejous sont en osier et placés sur le chameau, comme les cacolets de Bayonne sur les mulets de nos Pyrénées. « J’en atteste ma triste expérience, dit le sergent, on n’a jamais inventé un plus abominable moyen de transport depuis que, pour la première fois, un chameau servit de monture à l’homme. Accroupi dans cette espèce de boîte, à sept ou huit pieds du sol, et n’ayant d’autre siège que le treillis inégal du kejou, j’étais déjà fort mal à mon aise pendant les haltes ; mais, lorsque l’animal se remettait en marche, son pas relevé, son allure brusque et saccadée, rendaient ma position presque insoutenable... Ajoutez à ceci que le jungle à travers lequel serpentait notre route étroite était rempli de moustiques et de mouches à chameau qui s’acharnaient après nos montures, et que celles-ci se défendaient avec non moins d’obstination, tantôt en ruant, tantôt en se frottant aux broussailles qui bordaient le chemin. Or, le contact d’un poirier épineux n’a rien de très enchanteur dans des circonstances pareilles. Aussi, me dressant sur mes genoux comme je pouvais, et armé du bâton qui servait à mon compagnon d’infortune, — un pauvre jeune homme paralysé par les rhumatismes, — je châtiais d’importance, à grands coups assenés sur les épaules, toutes les fois qu’elle abandonnait le milieu de la chaussée, notre fatigante monture. Quand elle ruait, je la frappais sur la queue, et, moyennant ces châtimens systématiques, lorsque surtout nous fûmes parvenus à un endroit où la route élargie n’était plus à chaque instant traversée par d’énormes rats, les choses redevinrent supportables. La nuit d’ailleurs arriva bientôt, véritable panacée pour toutes nos misères : elle était délicieusement fraîche, les étoiles brillaient d’un vif éclat dans l’azur profond, et le vent de mer jouait autour de mon front échauffé par la fièvre. »

Tattah, où nous voici parvenus, est une de ces antiques cités dont l’origine se perd dans la nuit des temps, et dont nos capitales européennes sont les sœurs très cadettes. On est assez généralement d’accord qu’il faut voir en elle cette Pattala dont parle Strabon, qui devait ses renseignemens sur l’Inde aux écrits de Néarque, d’Onésicrate, et des autres Macédoniens contemporains d’Alexandre. Cet antiquaire, si minutieux lorsqu’il traitait des monumens, et si superficiel quand il parlait des nations, raconte que cette ville était l’entrepôt des productions de l’Inde ; qu’après avoir remonté l’Indus aussi loin que la