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années, se recrutait parmi mes compatriotes, et cette règle générale n’y avait pas encore reçu d’exception, à ce que me dirent les anciens du corps. On s’explique pourtant cette anomalie, en songeant que l’Irlandais est bien plus rancunier, bien plus vindicatif que les gens d’Ecosse ou d’Angleterre. Dans les hautes classes, l’éducation tend à effacer ce déplorable travers du caractère national ; mais les soldats ne participent guère aux bienfaits de l’instruction publique, et leur position sociale est de celles qui mettent le plus fréquemment en relief ce défavorable côté de leur organisation native. Les régimens anglais se gouvernent bien plus aisément qu’un régiment irlandais, et la discipline y peut être bien plus sévèrement maintenue. — John (l’Anglais) est un animal passablement obtus et borné, que les bonnes manières ou les encourageantes paroles de son officier touchent très médiocrement : l’important à ses yeux est d’être bien nourri, sans trop de travail. Il en est tout autrement de Paddy (l’Irlandais), qui enregistre avec une effrayante exactitude les moindres griefs, conserve jusqu’à la mort le souvenir d’une insulte, et en transmet la mémoire à ses camarades, pour qu’ils en perpétuent la tradition vengeresse. Ces rancunes héréditaires sont telles, que j’ai souvent entendu épiloguer sur la conduite ou les imprudences de certains officiers qui depuis des années avaient quitté l’Inde ou succombé sur !e champ de bataille. En revanche, un bon procédé n’est jamais perdu, quand il s’adresse à ces hommes si susceptibles. C’est le précieux charme, le trésor féerique, soigneusement gardé dans leur cœur, jusqu’au moment où ce cœur cesse de battre[1]. »

Quant aux cipayes, l’écrivain anglais en parle avec une sorte de mépris, comparant l’armée anglo-indoue à celle d’Alexandre, dont la véritable force consistait dans un petit nombre de Macédoniens, et non dans les peuplades indigènes qu’il traînait avec eux. Les cipayes manœuvrent avec une exactitude parfaite ; leur feu est bien nourri, bien dirigé ; mêlés aux soldats anglais, ils peuvent même soutenir une attaque vigoureuse, ou emporter des positions bien défendues ; leur docilité est extrême ; le crime est à peu près inconnu dans leurs rangs ; avec leurs pieds nus dans des souliers à boucles, avec leurs vestes beaucoup plus légères et beaucoup moins bien faites que celles du soldat européen, ils ont cependant à la parade un aspect assez élégant, mais ils manquent de cette ardeur indomptable qui caractérise les soldats anglais, soit qu’il faille monter sur la brèche couronnée de feux, soit qu’il s’agisse d’aborder une batterie à la baïonnette.

Les révoltes sont fréquentes chez les cipayes. L’insurrection du 64e, que nous avons racontée, n’est rien auprès de celles qui éclatèrent à Vellore et à Barrackpore. A Vellore surtout, le mouvement parut

  1. Camp and Barrack-room, p. 169.