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conservé dans le pittoresque de ses rôles un remarquable sentiment de distinction que M. Bocage, qui, dans le duc d’Albuquerque d’Échec et Mat, vient d’idéaliser avec bonheur le type du vieux seigneur spirituel et élégant, ait été, sous prétexte de réalité, prendre copie à la Bourse sur quelque loup-cervier pour représenter Doria, le commerçant-poète un très jeune homme, qu’un hasard a fait sortir prématurément des classes du Conservatoire, obtient les honneurs de la soirée. Distingué dès les premiers jours, M. Delauney sait maintenant qu’on vient pour l’entendre ; il s’abandonne à ce succès inespéré avec une confiance qui lui prête beaucoup d’entrain et de charme. Il est impossible de mieux traduire l’agréable sautillement de la jeunesse. Sa diction, d’une pureté parfaite, est servie par une voix bien, posée et d’un timbre sympathique. On encourage, le jeune débutant par des applaudissemens sincères. On arrive ainsi tout doucement à la fin du cinquième acte ; après quoi on se retire en disant à l’ami dont on prend le bras que M. Méry est un aimable versificateur, que d’ailleurs, comme les braves qui ont fait leurs preuves, il n’a pas jugé nécessaire de prodiguer son esprit. Puis on se donne rendez-vous à quinzaine pour Agnès de Méranie ; on souhaite cordialement une bonne chance au directeur et au théâtre qui ont besoin d’un succès ; on se promet surtout de soutenir loyalement l’auteur de Lucrèce contre cette inévitable coalition qui se dresse toujours pour faire trébucher à son second pas dans la carrière le poète coupable d’un premier succès.

Il y a au boulevard un grand et légitime succès à constater, celui de la Closerie des Genêts. Il est arrivé plus d’une fois à M. Frédéric Soulié d’offrir aux théâtres littéraires des compositions moins sympathiques, moins distinguées que le mélodrame en vogue à l’Ambigu. Les mœurs bretonnes ont fourni à l’auteur le cadre pittoresque. Les personnages qu’il a mis en scène appartiennent d’une manière générale à notre époque, sans perdre le type particulier qui les rattache à la Bretagne. Le marquis de Montéclain, légitimiste rallié, et, à ce titre, colonel de cavalerie, conserve à l’égard des paysans bretons les traditions patriarcales de ses ancêtres, tout en sacrifiant aux idées du jour et aux entraînemens de la vie parisienne. Son influence est balancée par celle du vieux général Estève, né dans la modeste école du village, aujourd’hui comte de l’empire. Pendant qu’Estève endossait l’habit bleu de la république, Kérouan, un de ses camarades, paysan comme lui, attaché à la famille Montéclain, prenait le mousquet pour défendre la religion de ses pères et les droits de ses maîtres. Ces deux hommes, qui ont échangé des balles en 1792, sont en 1846 voisins et amis ; riches tous deux, ils se respectent d’autant plus que l’un et l’autre conservent loyalement les croyances de leur jeunesse. Chacun d’eux a une fille, nobles et charmantes personnes qui s’aiment comme des sœurs. Le fils de Kerouan simple soldat en Afrique, où il sert Montéclain ; celui du général, plus riche, plus instruit, enivré par ce qu’on appelle la vie d’artiste, a gaspillé follement sa jeunesse et se trouve enchaîné par un mariage secret avec une intrigante. Tels sont les personnages que M. Soulié a mis en contraste avec un rare bonheur dans la peinture des mœurs locales ou dans le développement d’une action simple et attachante. J’indiquerai en peu de mots le nœud du drame, pour applaudir une scène vraiment belle. Un enfant dont la naissance est un mystère est élevé secrètement dans une masure qu’on nomme la closerie des Genêts. Quelle est la mère de cet enfant ? Lucile, fa fille du général ? ou Louise, la fille