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Page:Revue des Deux Mondes - 1846 - tome 16.djvu/850

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défensive que Pitt proclamait dans le parlement l’avant-coureur d’une ruine inévitable. Ce système, quand nous y voulûmes renoncer, avait déjà pénétré dans nos mœurs ; il avait, pour ainsi dire énervé notre bras et paralysé notre confiance. Trop de fois nos escadres sont sorties de nos ports avec une mission spéciale à remplir et la pensée d’éviter l’ennemi. Le rencontrer était déjà une chance contraire. C’était ainsi que nos vaisseaux se présentaient au combat ; ils le subissaient au lieu de l’imposer. Si d’autres plans de campagne, si d’autres habitudes leur eussent permis de saluer l’apparition des escadres anglaises comme une heureuse fortune ; s’il eût fallu, en Égypte comme devant Cadix, poursuivre Nelson au lieu de l’attendre, qui peut douter que les événemens n’eussent été profondément modifiés par cette seule circonstance ? La flotte d’Aboukir n’était point une de ces flottes que la république improvisait de toutes pièces aux jours malheureux de 93. Quelques vaisseaux, il est vrai, « le Conquérant, le Guerrier, le Peuple-Souverain, étaient de vieux vaisseaux déjà condamnés depuis deux ans.[1]. » On les avait placés à l’avant-garde, croyant cette partie de la ligne à l’abri de toute attaque, et ce fut précisément sur eux que l’ennemi porta ses efforts. Les équipages, considérablement affaiblis, « se composaient d’hommes rassemblés au hasard et presque au moment du départ[2] ; » mais, pour compenser ces désavantages, cette flotte comptait dans ses rangs les officiers les plus renommés de notre marine : Brueys, que Bonaparte avait distingué dans l’Adriatique, et qui’ n’avait pas alors plus de quarante-cinq ans ; Villeneuve, dont personne n’a osé mettre la bravoure en doute, et qui avait fait avec honneur la guerre d’Amérique ; Blanquet-Duchayla, justement réputé comme un marin consommé, et dont les Anglais admirèrent le courage inébranlable ; . Dupetit-Thouars, qu’immortalisa en ce jour la belle défense du Tonnant, homme d’un esprit fin et gracieux et d’un cœur héroïque ; Decrès, qui montra sur le Giillaume Tell, quand il sortit de Malte, ce qu’on pouvait attendre de sa fermeté et de sa valeur ; Emériau, sur lequel l’empereur jeta plus tard les yeux pour lui confier le soin de venger un jour nos malheurs ; Casa-Bianca, englouti avec son jeune fils au milieu des débris de l’Orient ; Le Joule enfin, qui, malgré l’impression sinistre d’une aussi grande défaite, poursuivait, dix-huit jours après la destruction de notre escadre, un vaisseau de 50 canons, dont une imagination plus frappée

  1. Lettre particulière du contre-amiral Decrès au vice-amiral Bruix, ministre de la marine.
  2. Rapport du contre-amiral Gantheaume au ministre de la marine.
    « … Nos équipages sont très faibles en nombre et en qualité d’hommes. Nos vaisseaux sont, en général, fort mal armés, et je trouve qu’il faut bien du courage pour se charger de conduire des flottes aussi mal outillées. — Aboukir, 21 messidor an VI (9 juillet 1798.) L’amiral Brueys au ministre de la marine. — Cette lettre a été publiée à Londres dans le recueil intitulé Lettres interceptées par les croisières anglaises.