Page:Revue des Deux Mondes - 1846 - tome 16.djvu/88

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

gracieux ni la blancheur de ses mains. Quand j’entrai, elle jouait avec les glands d’or d’un chapeau d’homme qu’elle tenait à la main, ce qui indiquait qu’on allait monter à cheval.

En effet, des chevaux nous attendaient dans la cour. On servit le chocolat, et nous partîmes pour aller au-devant de la recogida. En sortant de la cour d’entrée, don Ramon, avec cet œil du maître auquel rien n’échappe, aperçut dans le toril le taureau que j’avais vu opérer la veille, et demanda pourquoi il se trouvait là.

— C’est le taureau du majordome, répondit Martingale, que son office retenait derrière nous.

Nous tournâmes le mur d’enceinte et nous gagnâmes un bois épais qui s’étendait à quelque distance. C’était par là que devait déboucher la recogida. Nous fîmes halle à la lisière du bois. Un dais de vapeurs épaisses s’étendait au-dessus de la cime des arbres, la forêt était ensevelie dans l’ombre et le silence le plus profond. Ce silence fut bientôt troublé par des hurlemens aigus, quoique lointains encore ; un bruit sourd se fit entendre, la terre trembla, puis ces rumeurs se rapprochèrent et grossirent ; des vaqueros débouchèrent impétueusement dans la plaine par toutes les issues du bois ; nous n’eûmes que le temps de nous jeter de côté. Une colonne serrée se précipita derrière eux avec le bruit du tonnerre, mugissant, hennissant et fuyant éperdue devant une vingtaine d’autres cavaliers qui faisaient tournoyer leurs lazos dans l’air. Ces cavaliers se lançaient à corps perdu dans le centre de ce torrent, culbutant les traînards, se ruant avec fureur sur les récalcitrans, semblables, au milieu des flots de sable soulevés par cette tempête d’animaux, à des hommes frappés de vertige. Nos chevaux bondissaient sous nous, excités jusqu’à l’ivresse par ce tumulte. Le chapelain, rejetant son capuchon sur ses épaules, fut le premier à nous donner l’exemple et à suivre le torrent. Maria-Antonia, en digne fille d’un hacendero, en digne femme future d’un de ces centaures, lâcha aussi la bride à son cheval et s’élança après le chapelain, tandis que les longues tresses de ses cheveux se déroulaient sur ses épaules. Elle était belle ainsi, belle d’une admirable et sauvage beauté. Don Ramon poussa à son tour son cheval impatient, et bon gré, mal gré, je fus forcé de suivre la cavalcade. En quelques minutes, nous atteignîmes les barrières des toriles qui se refermèrent sur le troupeau emprisonné. Ce fut pendant quelques instans une confusion inexprimable, le plus formidable tumulte qu’on puisse imaginer. De terribles élans ébranlaient les estacades ; un crescendo de hennissemens et de mugissemens furieux faisait hennir et mugir en même temps les échos des bois. Enfin ce tumulte s’apaisa, les colères impuissantes se calmèrent, et l’on procéda à l’herradero. Des trépieds chargés de bois sec avaient été allumés