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Page:Revue des Deux Mondes - 1846 - tome 16.djvu/93

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convenu hier, donner au taureau que nous prête don Ramon le premier coup de garrocha[1].

— Et aussi le dernier coup d’épée, si on l’exige, répondit Cayetano avec un rire bruyant.

— Non pas, s’il vous plaît ! s’écria le propriétaire ; je vous prête un taureau pour vous amuser, mais non pas pour le tuer.

On s’occupa de seller Endemoniado, tâche qui n’était pas facile, car, pour le seller, il fallait le maintenir sur ses jambes, et, comme s’il eût deviné le projet des vaqueros, il commença de lancer des ruades furieuses. Un lazo fut passé sous le paturon de la jambe gauche de derrière et serré fortement sur le poitrail du cheval, de manière à coller la cuisse contre le ventre. La jambe droite de devant fut repliée sur elle-même par un moyen semblable, et, ainsi maintenu en équilibre, l’Endemoniado fut condamné à l’immobilité. Benito saisit sa lourde selle par le pommeau et la jeta sur le dos du cheval, qui frémit et trembla quand ses reins en ressentirent le poids, et quand les larges étriers de bois rebondirent sur ses flancs. La sangle fut ensuite serrée violemment sous le ventre, puis le vaquero s’assit sur le sable pour attacher à ses pieds les courroies de ses éperons. En ce moment, je jetai les yeux sur l’estrade. Maria-Antonia était immobile ; mais ses grands yeux noirs, démesurément ouverts, étincelaient sur sa figure pâlie, et l’agitation de son sein trahissait son angoisse. Don Ramon lui-même semblait effrayé, et j’espérai un instant qu’il allait retirer la permission qui exposait l’intrépide jeune homme à une mort presque certaine ; mais il n’en fut rien. Quand Benito eut achevé de chausser ses éperons, les liens qui retenaient les jambes du cheval furent relâchés, et le bandeau de cuir attaché sur ses yeux. Cependant, quoique maintenu par la corde qui tordait sa lèvre, les écarts furieux de l’Endemoniado ne permettaient pas encore de le monter. On fut obligé de le faire agenouiller, et deux vaqueros mordant chacun une de ses oreilles le maintinrent ainsi un instant. Benito s’élança sur le dos du cheval.

— Lâchez-le ! s’écria-t-il d’une voix ferme.

Les deux vaqueros se rejetèrent vivement en arrière, tandis que l’Endemoniado se relevait comme lancé par la détente d’un ressort caché. Grâce au bandeau de cuir qui l’aveuglait, il resta d’abord frissonnant sur ses jambes, les naseaux retroussés, le corps tremblant. Benito profita de ce court répit pour s’affermir sur sa selle, se pencha en avant, et leva le bandeau qui cachait les yeux de l’Endemoniado. Alors commença entre le cheval et l’homme une lutte vraiment admirable. effrayé de revoir tout d’un coup la clarté du jour qui éblouissait ses yeux sanglans,

  1. Lance armée d’un fer très court, entouré à sa naissance d’un bourrelet qui l’empêche de blesser mortellement le taureau.