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parler désormais pour tous les Slaves méridionaux de l’Autriche et de les réunir dans une commune pensée, en les rassemblant sous leur nom antique d’Illyriens. En même temps qu’il réveillait leurs instincts de race, il voulait les attacher à son œuvre de restauration ? de l’Illyrie littéraire et politique. C’est dans cette pensée qu’il modifia le titre et l’esprit de ses deux feuilles : la Gazette croate devint la Gazette nationale illyrienne, et l’Étoile du matin croate, slavone et dalmate, devint l’Étoile du matin de l’Illyrie. Cette transformation, dont la portée se comprend, eut lieu en 1836. Il n’avait fallu à M. Gaj qu’une année pour conquérir tout ce terrain et pour enrôler plusieurs millions d’hommes sous la bannière moitié politique et moitié littéraire de l’illyrisme.

L’agitation, contenue jusque-là dans les limites de la Croatie, se communiqua non-seulement à la Slavonie et à la Dalmatie, mais à la Carniole, à la Carinthie et à la Styrie méridionale. Les grammairiens, les savans, les géographes, les poètes, les publicistes, se produisirent du sein de la foule. Les uns s’appliquaient à comparer les différens dialectes populaires de chacune de ces provinces et à les émonder d’après la langue des poètes de Raguse acceptée comme langue littéraire[1] ; les autres remontaient le cours des âges et retrouvaient les traditions populaires de la race depuis les temps de Rome. Les poètes chantaient, avec une naïveté vraie, les faits d’armes, la simplicité, la fraternité des hommes de l’ancienne Illyrie ; les géographes calculaient ses frontières à toutes les époques et les marquaient là seulement où expirent les doux sons de sa langue ; enfin les publicistes osaient écrire sur les anciennes institutions et ne craignaient pas d’affirmer que l’Illyrie avait vécu autrefois sous les lois d’une pure démocratie patriarcale.

C’était un incontestable progrès ; pourtant l’ambition des chefs ne cessait pas d’être maîtresse d’elle-même. Ils ne tiraient point vanité de leur triomphe, et ils avaient le désintéressement d’en faire honneur en partie à la bienveillance insigne du paternel cabinet de Vienne. On y regardait sans doute à deux fois avant d’y croire ; mais le compliment était si nouveau, les Magyars si turbulens, on avait si grand besoin de tempérer leur fureur nationale, que l’on était bien aise d’en trouver le moyen tout prêt, sans avoir l’air d’y mettre la main. On ne pensait point

  1. La littérature ragusaine, qui florissait dès la fin du XIVe siècle, a produit un certain nombre d’œuvres remarquables, des poèmes épiques, des tragédies, quelques comédies, des satires, des églogues, des idylles, beaucoup de poésies lyriques, des traductions du grec, de l’italien et du français. Le tremblement de terre qui engloutit Raguse en 1667 a privé peut-être l’histoire littéraire de beaucoup de productions intéressantes. Cependant il existe aujourd’hui en Croatie quelques bibliothèques particulières où l’on compte plusieurs milliers de volumes appartenant presque tous à la littérature ragusaine, et ces richesses s’augmenteront encore, si de nouvelles recherches viennent continuer les premières, qui ne remontent guère plus haut que la naissance de l’illyrisme.