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Page:Revue des Deux Mondes - 1847 - tome 17.djvu/1109

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cherchais… puis je restais silencieux, maudissant cent fois en une minute le peu d’esprit d’un pauvre médecin de village.

Eva, la tête appuyée sur sa main, ne mangeait pas. Tout à coup elle se tourna brusquement vers moi, et éclatant en sanglots :

— Ah ! docteur, dit-elle, je le vois bien, vous êtes inquiet aussi !

— Mais non ; mais non, madame, répondis-je en parlant au hasard. Pourquoi serais-je inquiet ? Il aura dîné chez le notaire. Le pays est sûr, et personne ne sait d’ailleurs qu’il rapporte de l’argent.

Une de mes préoccupations venait de se faire jour malgré moi. Je savais qu’une bande de moissonneurs étrangers avait traversé le village le matin pour se rendre dans un département voisin.

Eva poussa un cri.

— Des voleurs ! des voleurs ! dit-elle. Je n’avais pas songé à ce danger !

— Mais, madame, je n’en parle que pour dire qu’il n’existe pas.

— Oh ! cette idée vous est venue, docteur, parce que vous pensiez que ce malheur était possible ! William, mon William ! pourquoi m’as-tu quittée ? s’écria-t-elle en pleurant.

J’étais debout, désolé de ma maladresse, hésitant devant toutes mes pensées, balbutiant quelques mots sans suite, et sentant, pour comble de malheur, que mes yeux allaient se remplir de larmes. Allons ! je vais pleurer, me disais-je ; il ne me manquait plus que cela. Enfin il me vint une idée.

— Madame Meredith, lui dis-je, je ne peux vous voir vous tourmenter ainsi et rester à vos côtés sans rien trouver de bon à dire pour vous consoler. Je vais aller à la recherche de votre mari ; je vais prendre à tout hasard une des routes du bois ; je vais regarder partout, appeler, aller, s’il le faut, jusqu’à la ville.

— Oh ! merci, merci, mon ami ! s’écria Eva Meredith. Prenez avec vous le jardinier, le domestique ; allez dans toutes les directions.

Nous rentrâmes précipitamment dans le salon, et Eva sonna vivement à plusieurs reprises. Tous les habitans de la petite maison ouvrirent à la fois les différentes portes de la pièce où nous étions.

— Suivez le docteur Barnabé, s’écria Mme Meredith.

En ce moment, le galop d’un cheval se fit distinctement entendre sur le sable de l’allée. Eva poussa un cri de bonheur qui pénétra tous les cœurs. Jamais je n’oublierai l’expression de divine joie qui se peignit à l’instant sur son visage encore inondé de larmes.

Elle et moi, nous volâmes vers le perron. La lune, en ce moment, se dégageant des nuages, éclaira en plein un cheval couvert d’écume, que personne ne montait, dont la bride traînait à terre, et dont les étriers vides frappaient les flancs poudreux. Un second cri, horrible cette fois, s’échappa de la poitrine d’Eva ; puis elle se tourna vers moi les yeux fixes, la bouche entr’ouverte, les bras pendans.