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nous annonça une journée pour le moins aussi aventureuse que la nuit qui l’avait précédée.

Les hauteurs verdoyantes de la savane se couvraient de longues files de bisons. Il eût été, pour les deux chasseurs, plus que téméraire d’attaquer de front des troupeaux aussi serrés. Pour tuer un ou deux bisons sans trop de danger, il n’est qu’un moyen : c’est de les séparer du troupeau ; l’adresse et l’agilité du chasseur font le reste. Contre l’attente de mes deux compagnons, les cibolos défilaient en mugissant, parallèlement à la rivière, et nul d’entre eux ne se hasardait de notre côté.

Le premier Européen qui vit un bison dut être, à mon avis, fort effrayé. Le bison est d’une taille supérieure à celle du taureau ordinaire ; une crinière épaisse, noire ou couleur de rouille, couvre son cou, ses épaules, son poitrail, et flotte jusqu’à ses pieds. Le train de derrière de l’animal, à partir de la bosse qui charge les épaules, est couvert d’un poil court et rude comme celui du lion, et, comme celui du lion, constamment fouetté par une queue nerveuse. Sa course pesante ébranle le sol, ses mugissemens déchirent l’air ; ses yeux, qui n’expriment qu’une férocité stupide, et les cornes noires, aiguës, implantées sur son large front, achèvent d’en faire un objet d’épouvante.

Tout en observant, non sans dépit, la manœuvre de ces gigantesques troupeaux, l’un des deux chasseurs examinait en connaisseur mon cheval, que l’obscurité de la nuit l’avait empêché jusqu’alors de remarquer.

Caramba ! disait-il, ce large poitrail, ces jambes fines, ces naseaux bien ouverts, ces reins allongés, annoncent un coureur peu ordinaire.

— Mon cheval, répondis-je avec la fatuité d’un propriétaire, défierait un cerf pour l’agilité, une mule pour la fatigue…

— Et un bison pour la vitesse, interrompit le chasseur. Eh bien ! pour en venir au fait, seigneur français, vous pourriez me rendre un signalé service !

— Parlez.

— Vous voyez là-bas ce troupeau de cibolos qui semblent nous éviter. Puisque votre cheval est si bon coureur, galopez hardiment jusqu’à ces peureux, et tirez-leur un coup ou deux de votre fusil à bout portant, s’il est possible ; vous en blesserez pour le moins un ; le troupeau tout entier se mettra à votre poursuite, mais vous le distancerez facilement ; les plus agiles, par conséquent les plus forts, vous suivront seuls de près en se séparant de la bande, et nous en ferons notre affaire.

— Est-ce sérieusement que vous parlez ? demandai-je. Le chasseur me regarda d’un air étonné. — Et si mon cheval venait à s’abattre ?

— Il ne s’abattra pas.