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autant qu’il était lourd de corps, heureux à la guerre, habile à la cour. Kutusof voulait surtout garder la faveur de l’empereur Alexandre, aussi n’osait-il pas contrarier la coterie dont les Dolgorouki étaient les chefs et qui avaient l’oreille de l’empereur. Le jeune et brillant état-major de l’armée russe demandait hautement qu’on prît l’offensive, et se promettait la victoire. Il s’imaginait que l’aspect des Russes avait intimidé, ébranlé Napoléon, qui n’espérait plus les battre comme il avait vaincu les Autrichiens. Il n’en douta plus quand il vit le général Savary envoyé auprès de l’empereur Alexandre pour le complimenter et connaître au juste ce qu’il voulait. Le sang-froid de Savary en entendant les propos des officiers russes, la politesse évasive d’Alexandre, la fatuité étourdie que déploie le prince Dolgorouki quand il est envoyé à son tour auprès de Napoléon, et la colère sourde que ses propos inconsidérés excitent dans l’ame de l’empereur, tout cela est représenté par M. Thiers avec une spirituelle justesse. Voici quelque chose de comique. Il y avait dans l’armée russe un général allemand, appelé Weirother, qui prétendait avoir un plan admirable pour détruire Napoléon ; il était parvenu à le faire adopter par l’état-major de l’armée russe. La veille de la bataille, tous les généraux étant réunis chez Kutusof, Weirother exposa avec une jactancieuse emphase ce plan merveilleux, fondé tout entier sur la supposition que Napoléon battait en retraite et ne prendrait sur aucun point l’offensive. « Cependant s’il nous attaquait ? » objecta un des assistans (c’était un Français au service de la Russie, le général Langeron). « Le cas n’est pas prévu, répondit Weirother, mais Napoléon n’attaquera pas. » Kutusof, qui avait dormi profondément pendant que Weirother pérorait, se réveilla et coupa court à cette discussion en congédiant tout le monde. Les généraux russes purent reconnaître le soir d’Austerlitz qu’effectivement le cas n’avait pas été prévu.

Il y avait une puissance qui, au milieu de cette grande lutte dont se sentait ébranlée l’Europe, se trouvait dans la situation la plus perplexe et la plus embarrassante : c’était la Prusse. De quel côté inclinerait-elle ? La coalition lui demandait si elle se joindrait contre elle à l’oppresseur de l’Europe ; d’un autre côté, cet oppresseur lui offrait le Hanovre, qu’elle désirait toujours sans jamais oser le prendre. M. Thiers explique d’une manière remarquable l’agitation extraordinaire dans laquelle une semblable alternative jetait Frédéric-Guillaume : « Ce prince, dominé tantôt par l’avidité naturelle à la puissance prussienne qui le portait vers Napoléon, tantôt par les influences de cour qui l’entraînaient vers la coalition, avait fait des promesses à tout le monde, et était ainsi arrivé à un embarras de position auquel il ne voyait plus d’issue que la guerre avec la Russie ou avec la France. Il en était exaspéré au plus haut point, car il était à la fois mécontent des autres et de lui-même, et il n’envisageait