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Cette sagacité, que la malicieuse indulgence de l’expression fait souvent, chez M. Thiers, remarquer davantage, nous la retrouvons dans ses jugemens sur les actes et la conduite de M. de Talleyrand. Précédemment l’historien avait tracé le caractère et le rôle du célèbre diplomate ; aujourd’hui, dans son sixième volume, il nous le représente aimant à plaire plus qu’à contredire, ayant des penchans plutôt que des opinions ; aussi M. de Talleyrand gardait-il à l’Autriche une prédilection qui était comme une réminiscence des traditions de Versailles. Le lendemain de la bataille d’Austerlitz, il conseilla à Napoléon de se montrer modéré et généreux envers le cabinet de Vienne et de se faire de l’Autriche une barrière contre la Russie, puissance nouvelle et menaçante. L’idée était juste, et M. Thiers l’approuve hautement, mais elle était associée à une autre pensée qu’il blâme avec non moins de raison : c’était de ne plus s’imposer aucune gêne à l’égard de la Prusse et de ne plus s’inquiéter de ce qui pouvait lui convenir et lui déplaire. Tout ce que raconte M. Thiers prouve qu’il y avait chez M. de Talleyrand un mélange de sentimens contradictoires qui se livraient dans son ame un secret combat, en dépit des apparences d’un flegme imperturbable. Lorsqu’après la mort de Pitt, M. Fox arriva au gouvernement, M. de Talleyrand pressa vivement Napoléon de profiter de sa présence aux affaires pour négocier avec la Grande-Bretagne ; il voulait sincèrement la paix, et cependant, tout en la conseillant, le même homme, suivant l’ingénieuse remarque de M. Thiers, flattait quelquefois les passions qui amenaient la guerre. C’est ainsi qu’il caressait adroitement chez Napoléon le désir secret que nourrissait le conquérant de ressusciter le titre d’empereur d’Occident pour mieux ressembler à Charlemagne. Quand M. de Talleyrand se donnait la peine de faire le courtisan, il devait porter dans la flatterie une séduisante habileté : cependant, s’il faut en croire M. Thiers, Napoléon ne l’aimait pas et se défiait de lui. Porta-t-il assez loin cette défiance, et s’en avisa-t-il assez tôt ? Il y a déjà quelques années qu’en parlant de M. de Talleyrand dans ce recueil, nous disions qu’il était prématuré de le juger dès aujourd’hui en dernier ressort, et que l’avenir nous apporterait successivement sur ce célèbre personnage des révélations indispensables à l’historien. Or, voici une déposition à charge que nous recueillons de la bouche d’un témoin d’une intègre véracité. M. le baron Meneval a ajouté un troisième volume à ses Souvenirs historiques sur Napoléon et Marie-Louise. Il y complète, sur des sujets intéressans, ce qu’il avait dit dans les deux premiers. Il y raconte que, lorsqu’en 1808, l’entrevue d’Erfurth eut été convenue entre Napoléon et l’empereur Alexandre, Napoléon emmena avec lui le prince de Bénévent, bien que celui-ci ne fût plus ministre, et qu’il l’employa dans ses communications confidentielles avec le czar. Chaque matin, à Erfurth, au lever, quand tout le monde s’était retiré,