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Robert Bruce, devenait l’autre soir une occasion d’insuccès pour Mme Stoltz, avait, dès sa première représentation, le 4 octobre 1819, commencé par porter malheur à la Colbrand, qui, tranchons le mot, y fut glorieusement sifflée. Voici ce que je trouve dans une biographie de Rossini publiée en 1845[1]. Je me contente de traduire et n’ajoute rien au texte de l’ouvrage.

« Le soir de la première représentation, la signora Colbrand, s’étant donné les airs de chanter un quart de ton trop bas ses variations dans le finale, eut le désagrément de s’entendre siffler pour la première fois de sa vie. » Comme ce quart de ton trop bas serait de circonstance ! Je reprends ma citation : « Une ménagerie de lions furieux, Éole déchaînant toutes ses tempêtes, ne sont que choses aimables et pleines de douceur en comparaison du vacarme et des trépignemens du public napolitain, piqué à l’oreille par une fausse note.

« La colère de la prima donna sifflée ne connaissait plus de bornes ; la farouche Espagnole (Isabelle-Angélique Colbrand était née à Madrid en 1785), la sultane de San-Carlo, allait et venait dans sa loge, — vous eussiez dit une panthère blessée au flanc, — et l’œil en feu, son teint olivâtre plus mat encore que de coutume, haletante, la lèvre bridée par le dédain et l’émotion, tout en déchiquetant à belles dents d’albâtre la batiste de son mouchoir, se donnait le plaisir d’envoyer le public à tous les diables. Au désespoir d’Armide assistait l’entrepreneur de San-Carlo, il signor Domenico Barbaja.

« À cette époque, Angélique Colbrand venait d’avoir trente-quatre ans, et Barbaja cherchait à rompre avec cette femme qui lui avait coûté dix fois plus que la duchesse de Floridia au roi de Naples. L’occasion s’offrait belle, il la saisit.

« Ingrat public ! murmura l’impresario millionnaire, oser te siffler, toi, Colbrand ! car tu l’as entendu, ils t’ont sifflée !

« — Cabale ! s’écria la cantatrice, une cabale infame !

« — Eh ! sans doute, qui ne sait cela, cabale ! infame cabale ! c’est votre chanson ordinaire ; il n’y a de vrai public que celui qui vous applaudit.. mais aussi convenez entre nous que vous avez chanté ce soir comme une débutante… Écoute-moi, Colbrand, prends-y garde, ta voix baisse, et tes meilleurs amis trouvent que ton astre commence à s’éclipser ; quant au public, il applaudissait furieusement la Pisaroni, et si tu n’y mets bon ordre…

« En ce moment, Rossini entra, frais, dispos, le sourire à la bouche, la joue en fleur et dans cet heureux épanchement d’humeur d’un auteur qui vient de réussir et que les mésaventures du prochain touchent peu.

« Aux derniers mots de Barbaja, la Colbrand s’était laissé choir sur son ottomane, et sa jolie tête, perdue dans les coussins de mousseline, fondait en larmes, larmes sincères cette fois, les premières peut-être que la cantatrice eût versées depuis son engagement à San-Carlo.

« En apercevant Rossini, la prima donna se hâta d’essuyer son visage, et, prenant tout son air courroucé

« — Cet odieux public ! s’écria-t-elle, il faut avant tout que je me venge de lui ; mais quel moyen…

« — Quel moyen ? reprit l’auteur du Barbier : tâche de chanter moins faux ; je n’en sais pas de meilleur. »



L. G.

  1. Gioachino Rossini, par M. Ottinguer. — Leipzig, 1845.