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— Je ne demande pas mieux, dis-je tout bas au jeune homme, que de vous laisser entrer dans la djerme, mais votre chanson aura peut-être contrarié le janissaire, quoiqu’il ait eu l’air de ne pas la comprendre…

— Lui, un janissaire ? me dit-il. Il n’y en a plus dans tout l’empire ! les consuls donnent encore ce nom, par habitude, à leurs cavas ; mais lui n’est qu’un Albanais, comme moi je suis un Arménien. Il m’en veut parce qu’étant à Damiette, je me suis offert à conduire des étrangers pour visiter la ville ; à présent, je vais à Beyrouth.

Je fis comprendre au janissaire que son ressentiment devenait sans motif. — Demandez-lui, me dit-il, s’il a de quoi payer son passage sur le vaisseau.

— Le capitaine Nicolas est mon ami, répondit l’Arménien.

Le janissaire secoua la tête, mais il ne fit plus aucune observation. Le jeune homme se leva lestement, ramassa un petit paquet qui paraissait à peine sous son bras et nous suivit. Tout mon bagage avait été déjà transporté sur la djerme, lourdement chargée. L’esclave javanaise, que le plaisir de changer de lieu rendait indifférente au souvenir de l’Égypte, frappait ses mains brunes avec joie en voyant que nous allions partir et veillait à l’emménagement des cages de poules et de pigeons. La crainte de manquer de nourriture agit fortement sur ces ames naïves. L’état sanitaire de Damiette ne nous avait pas permis de réunir des provisions plus variées. Le riz ne manquant pas, du reste, nous étions voués pour toute la traversée au régime du pilau.


III. – LA BOMBARDE.

Nous descendîmes le cours du Nil pendant une lieue encore ; les rives plates et sablonneuses s’élargissaient à perte de vue, et le boghaz qui empêche les vaisseaux d’arriver jusqu’à Damiette ne présentait plus à cette heure-là qu’une barre presque insensible. Deux forts protègent cette entrée, souvent franchie au moyen-âge, mais presque toujours fatale aux vaisseaux.

Les voyages sur mer sont aujourd’hui,, grace à la vapeur, tellement dépourvus de danger, que ce n’est pas sans quelque inquiétude qu’on se hasarde sur un bateau à voile. Là renaît la chance fatale qui donne aux poissons leur revanche de la voracité humaine, ou tout au moins la perspective d’errer dix ans sur des côtes inhospitalières, comme les héros de l’Odyssée et de l’Énéide. Or, si jamais vaisseau primitif et suspect de ces fantaisies sillonna les eaux bleues du golfe syrien, c’est la bombarde baptisée du nom de Santa-Barbara qui en réalise l’idéal le plus pur. Du plus loin que j’aperçus cette sombre carcasse, pareille