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THÉODORIC ET BOËCE.

catholique, par laquelle il se trouvait cerné, avait ses chefs et ses agens au sein même de son empire. Ce n’était pas seulement un suzerain inquiet de la grandeur de son vassal ou des rivaux jaloux, c’étaient des sénateurs romains, comblés de ses bienfaits, qui tramaient contre lui de coupables complots.

Le comte Cyprien, homme considérable et respecté de tous, était venu trouver Théodoric à Vérone. Il accusait Albinus, Boëce et Symmaque, son beau-père, d’entretenir avec l’empereur des intelligences criminelles : une partie du sénat voulait appeler en Italie les armées de l’empereur pour la délivrer du joug des Goths et exterminer l’hérésie ; on montrait les lettres des conspirateurs, les réponses de l’empereur ; l’antique amour de la patrie et le zèle ardent de la religion s’étaient unis pour préparer cette sanglante restauration, qui devait arriver quelques années après par la main de Bélisaire. Ce n’étaient point des conspirateurs vulgaires qui menaçaient Théodoric : Albinus avait été consul, Symmaque était un des personnages les plus importans dans le parti romain ; mais Boëce surtout, Boëce, deux fois consul, Boëce, cher au peuple et tout-puissant à Rome, illustre par ses talens, par ses richesses, par les dignités mêmes auxquelles Théodoric l’avait élevé, voilà ce qui révélait toute la gravité et le danger du complot. Un pareil homme n’avait embrassé que des desseins au succès desquels il pouvait croire. Sa prudence égalait sa vertu. « C’était, disent les auteurs contemporains, le dernier des Romains que Cicéron et Caton eussent voulu avouer pour leurs concitoyens. Sa vie, et surtout sa mort, furent dignes de celles de ces grands hommes. »

La gloire de cette mort a plutôt obscurci qu’éclairé les premières époques de la vie de Boëce ; tout s’est effacé devant ce vif éclat. Il en est de la vie des individus comme de l’histoire des peuples ; nous sommes accoutumés à n’arrêter nos regards que sur un petit nombre d’époques brillantes ou sanglantes ; les autres temps se perdent dans une vague obscurité. Nous ne nous représentons pas sans quelque effort les hommes semblables à nous qui ont rempli ces espaces intermédiaires, et nous supprimons par le fait une grande partie de la vie du genre humain. Nous resserrons les destinées pour accumuler, en quelque sorte, les uns sur les autres, les désastres, les guerres, les révolutions ; mais, pour les contemporains, il s’est écoulé entre ces catastrophes, qui nous semblent seules dignes de la majesté un peu dramatique de l’histoire, vingt, trente années de paix et de repos : Grande mortalis ævi spatium. Durant ces années, chacun a vécu et s’est développé avec les espérances et les illusions tranquilles que nous pouvons entretenir aujourd’hui. Dans les siècles qui suivront, on passera rapidement aussi sur notre histoire et sur celle de nos pères pour arriver plus vite aux événemens