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de grands courans aqueux. Ils pensent que ces torrens diluviens ont eu le pouvoir de transporter les blocs erratiques sans en émousser les angles, sans en effacer les arêtes. Ils attribuent au passage rapide de ces blocs les formes arrondies des roches moutonnées et les stries dont elles sont couvertes ; ils ne reculent pas devant la nécessité d’admettre des courans de 400 à 500 mètres de profondeur, coulant pendant de longues périodes de temps, ce qui suppose des masses d’eau réellement incalculables et dont l’origine ne saurait s’expliquer. Cependant la foi robuste du diluvialiste le plus convaincu serait, je crois, ébranlée en comparant les traces de l’ancien glacier qui débouchait par la vallée de Chamonix à l’action séculaire de l’Arve, dont les eaux torrentielles se sont creusé un lit dans le même terrain que le glacier a modelé. D’un côté des roches moutonnées, sillonnées de cannelures rayées à l’intérieur, des surfaces polies avec des stries fines toujours rectilignes, souvent ascendantes, des blocs erratiques énormes aux angles vifs, aux arêtes tranchantes, déposés sur les flancs des montagnes, voilà l’œuvre du glacier ; de l’autre, des érosions, des canaux sinueux, ramifiés, à parois lisses et unies, toujours dirigés dans le sens de la pente, des cavités cylindriques appelées marmites de géans, des blocs de grosseur médiocre, roulés, arrondis, aux arêtes et aux angles émoussés, déposés au fond de la vallée, voilà les effets d’un torrent. On peut les étudier dans le lit de l’Arve à côté des traces du glacier. Dans le premier cas, c’est un corps solide qui nivèle et burine la roche ; dans le second, c’est un liquide qui l’attaque incessamment, la creuse, la polit, mais sans la rayer.

En partant du village des Ouches, le voyageur traverse une petite plaine, puis il s’engage dans la gorge des Montées, qui nuit la vallée de Chamonix à celle de Servez. A droite l’Arve gronde au fond d’un précipice, à gauche un espace bas et marécageux s’étend jusqu’au pied du Prarion. Tous les escarpemens de la gorge des Montées, tous les rochers qui surgissent dans la vallée sont moutonnés, semés de gros blocs erratiques et sillonnés de stries rectilignes dont la longueur est souvent de plusieurs mètres. Sans s’écarter du grand chemin, on peut voir une de ces collines sur la rive gauche de l’Arve, après avoir passé le pont Pélissier ; c’est celle qui porte les ruines pittoresques de la tour de Saint-Michel. Partout autour de ces collines on trouve des blocs de protogine recouvrant des roches polies et striées. Souvent ces blocs sont comme suspendus sur les flancs de la colline, dans des positions telles qu’on est invinciblement amené à cette conclusion, qu’ils ont été transportés par un agent qui les a déposés doucement et sans secousse à la place où ils sont restés en équilibre, tandis qu’un torrent impétueux les eût entraînés et précipités dans le fond de la vallée.

Quelle était la puissance du glacier au moment où il franchissait le défilé des Montées ? Pour résoudre cette question intéressante, je me suis