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récits de l’Odyssée : il semble qu’on entende ici comme un écho d’Homère et comme trois rapsodes de différens siècles. La distance des lieux produit un effet analogue à celle des temps. Malgré le cachet oriental de ces relations, on n’y peut méconnaître les traces de l’action toujours croissante que l’Europe exerce sur l’Asie. Qu’ils viennent de Téhéran, de Delhi ou de Bombay, les voyageurs orientaux éprouvent en présence de la société anglaise une impression commune c’est l’admiration et le respect ; seulement ils en varient le témoignage suivant le degré de culture auquel ils sont parvenus. Najaf ressent ou du moins exprime un enthousiasme sans mélange. L’excès de l’éloge n’est ici que l’impuissance de la critique ; Najaf vante tout, parce qu’il ne peut rien apprécier. L’architecte de Bombay examine les détails ; il y a chez lui plus d’observation et moins de surprise. Il n’a déjà plus l’enthousiasme qui précède l’étude ; il n’a pas encore celui qui la suit. Enfin Mohan Lal adresse plutôt son livre aux Anglais qu’à ses compatriotes, il raconte bien plus l’Afghanistan que la Grande-Bretagne, et, comme pour devenir lui-même le symbole de la destinée réservée à l’Orient, il vient, cet enfant de Delhi, se faire bourgeois de Londres et en prendre, autant qu’il le peut, le caractère et le langage. Notre époque paraît destinée à nous présenter souvent ce curieux spectacle. Tandis que l’industrie européenne supprime l’espace par la rapidité des communications, un instinct de rapprochement arrache à leur isolement séculaire les peuples les plus immobiles. Voilà qu’une immense jonque chinoise, avec ses formes bizarres et ses voiles en natte de jonc, part du port de Hong-Kong pour venir aussi visiter l’Angleterre. L’Orient vient enfin au-devant de l’Occident et lui présente la main : la race humaine court vers l’unité ; mais cette fusion inévitable ne s’accomplira pas sans faire naître de part et d’autre mille sensations nouvelles, sans provoquer mille révélations piquantes. Il nous a été donné d’en recueillir quelques-unes et de trouver réuni sous notre main ce que Montesquieu cherchait à créer artificiellement à force de malice, de verve et de hardiesse philosophique : la critique des institutions de l’Europe au point de vue d’un monde étranger au nôtre.


JACQUES DEMOGEOT.