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tradition. Qu’est-ce à dire ? L’homme n’obéirait-il au principe d’autorité qu’en abdiquant sa raison ? Cependant, même dans la société la plus démocratique, il y a un principe d’autorité qui se fait reconnaître. Le citoyen s’y soumet, parce qu’il voit dans cette autorité l’expression même de la raison. Cette expression est plus ou moins pure, suivant les temps, suivant les progrès de la sociabilité ; mais c’est l’honneur de l’homme d’identifier toujours en principe l’autorité avec la vérité. M. Louis Blanc aurait pu se rappeler que M. de Lamennais, dans sa célèbre théorie de l’autorité, l’avait définie la raison générale manifestée par le témoignage ou par la parole. Ce qui préoccupe surtout M. Louis Blanc, c’est la crainte d’effaroucher le lecteur par l’aridité de quelques définitions nécessaires. Les lecteurs raisonnables ne condamneront pas une définition parce qu’elle est aride ; seulement ils exigeront qu’elle soit juste. Or, que penseront-ils de la phrase suivante : « Le principe d’individualisme est celui qui, prenant l’homme en dehors de la société, le rend seul juge de ce qui l’entoure et de lui-même, lui donne un sentiment exalté de ses droits, sans lui indiquer ses devoirs, l’abandonne à ses propres forces, et pour tout gouvernement proclame le laisser-faire. » Ces paroles témoignent d’une étrange méprise de la part de l’écrivain, qui confond l’individualisme et l’individualité. Quel est l’incontestable fondement de la liberté moderne, si ce n’est la reconnaissance expresse de l’individualité et de ses droits tant par la religion que par la philosophie ? Dans les temps antiques, le citoyen seul était vraiment homme, parce que seul il était souverain. Aux yeux du christianisme, le dernier misérable n’est pas moins l’ouvrage de Dieu que les puissans de la terre, et c’est pourquoi, dans le langage mystique de la religion, il est appelé membre de Jésus-Christ. Plus tard, la philosophie identifia l’être avec la pensée, et elle fit de l’intelligence la source du droit. De ce double mouvement dont saint Paul et Descartes furent surtout les glorieux promoteurs est sortie la révolution française, qui n’a jamais été plus méconnue que par les contempteurs de l’individualité humaine. Telle fut l’erreur des penseurs de la montagne. Ceux-ci, oubliant que la liberté sociale embrasse à la fois l’homme et le citoyen, l’individualité et l’association, mutilèrent le problème de la science politique au lieu de le résoudre. En effet, ils sacrifièrent l’homme aux masses, les droits imprescriptibles de l’individu à un absolutisme démocratique sans limites comme sans entrailles, et ils s’imaginèrent ainsi avoir inventé la fraternité. Ces théories n’ont pas entièrement disparu avec ceux qui les exprimaient à la tribune de la convention et des jacobins ; elles ont aujourd’hui quelques représentans de la main desquels M. Louis Blanc les a reçues avec une docilité singulière. Aussi établit-il dès le début que dans ce qu’on a coutume d’appeler la révolution française, il y a eu en réalité deux révolutions parfaitement distinctes, dont l’une s’est opérée au profit de l’individualisme et porte la