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car l’Aristote des Arabes, bien plus près du vrai Aristote que celui du XIIe siècle, était par cela même beaucoup plus éloigné du dogme chrétien. Comment concilier le culte d’Aristote avec l’orthodoxie ? Comment admettre à la fois une philosophie qui fait la matière éternelle et nécessaire, nie la Providence et supprime l’immortalité de l’ame, et une religion qui proclame un divin créateur, père des hommes et asile de l’ame purifiée ? Certes, si le problème s’était posé dans ces termes pour Alexandre de Hales, pour Albert-le-Grand, pour saint Thomas, pour Duns Scott, nul doute qu’il ne leur eût paru insoluble et qu’Aristote n’eût été sacrifié ; mais il n’en fut pas ainsi, pour diverses raisons d’abord les Arabes avaient commenté Aristote à l’aide de l’école d’Alexandrie, c’est-à-dire en atténuant, autant que possible, les différences profondes qui le séparent de Platon, et en mêlant à sa philosophie des idées spiritualistes et mystiques qui lui sont radicalement étrangères. Le génie arabe est subtil, et, par cet endroit, il s’accommodait à merveille du péripatétisme ; mais il est en même temps exalté et enthousiaste, et de là le vif attrait que lui inspira le néoplatonisme. On comprend que cet Aristote, modifié par l’éclectisme alexandrin et tout pénétré du génie mystique de l’Arabie, ait paru aux docteurs scholastiques très conciliable avec la doctrine chrétienne. Ajoutez à cela l’habitude invétérée de suivre Aristote, l’enthousiasme que son génie excitait, l’autorité de sa logique, qui s’était incorporée avec le dogme, et ce prestige d’infaillibilité qui, faisant considérer le philosophe comme la raison même, portait à lui attribuer aisément toutes les doctrines qui paraissaient saintes et vraies, et vous aurez tout le secret de cette alliance qui se maintint, pendant tout le moyen-âge, entre l’église et Aristote ; alliance unique, si forte, qu’il fallut trois siècles de luttes pour la dissoudre, et qu’il en reste encore aujourd’hui plus de traces qu’on ne croit dans la langue et dans l’enseignement de l’église.

Ce qui dessilla les yeux des hommes pénétrans et hardis du XVe et du XVIe siècle, ce fut la lecture même des écrits d’Aristote, faite dans l’original et éclairée par les commentaires de l’antiquité. Quand on eut dans les mains ces grands traités que les exilés de Byzance apportaient à l’Europe occidentale ; quand on eut appris à les lire à l’école des Argyrophile et des Lascaris ; quand on put interpréter Aristote à l’aide de commentateurs fidèles, tels que Simplicius et Alexandre d’Aphrodise ; quand l’imprimerie eut rendu plus facile et plus général l’abord de tous ces monumens, il n’y eut plus alors à se faire d’illusion sur les doctrines du philosophe de Stagyre, et la chimère de son orthodoxie s’évanouit, En même temps, un esprit nouveau soufflait dans le monde, excitant les intelligences à l’examen, ébranlant toutes les vieilles doctrines, discutant toutes les autorités, appelant l’Europe aux nouveautés et à l’indépendance. Dès-lors, l’hétérodoxie profonde d’Aristote, loin de le