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rendre suspect, devint un attrait. Plus d’un esprit hardi en doctrine autant que prudent en conduite, Cesalpini, par exemple, trouva piquant et commode tout à la fois d’enseigner des nouveautés équivoques au nom d’Aristote, sous la protection de son antique infaillibilité. Deux grandes écoles de philosophie péripatéticienne se formèrent : l’une qui prenait pour guide l’éminent commentateur Alexandre d’Aphrodise, l’autre qui suivait le drapeau d’Averroès ; mais alexandristes et averroïstes, élèves de Cesalpini ou de Pomponace, péripatéticiens plus timides ou plus décidés, partout, à Bologne comme à Padoue, comme à Toulouse, pour Cremonini, pour Zabarella, pour Achillini, pour Porta, pour Vanini, Aristote est un ennemi de l’orthodoxie, un auxiliaire de l’esprit nouveau, une arme contre l’église.

Je sais bien qu’aux premiers jours de la renaissance il se rencontra quelques écrivains pour soutenir que la doctrine d’Aristote était conforme au christianisme ; mais, sans vouloir ranimer ici la vieille querelle de George de Trébisonde et de Théodore Gaza avec Gémiste Plethon et le cardinal Bessarion, je me bornerai à poser à nos péripatéticiens fanatiques les trois questions suivantes : 1o Est-il vrai, oui ou non, que le fond de la doctrine d’Aristote, ce soit le dualisme de la puissance et de l’acte, ou, pour parler plus clairement, l’existence nécessaire et coéternelle de la matière et de Dieu ? 2o Est-il vrai, oui ou non, que le Dieu d’Aristote ne connaisse pas le monde, et, à ce titre au moins, n’en soit pas et n’en puisse pas être la providence ? 3o Est-il vrai, oui ou non, que l’homme d’Aristote, en perdant la vie organique, perde la mémoire et la conscience, et, à ce titre au moins, soit incapable d’immortalité ?

Je serais un peu honteux d’insister longuement pour établir ici de quel côté est le vrai entre ces trois alternatives. Il serait étrange que vingt années d’études sur Aristote n’eussent point abouti à nous faire savoir au juste ce que pensait ce personnage sur les trois ou quatre questions fondamentales de la philosophie. Ce serait à dégoûter de l’érudition et à donner gain de cause aux adversaires des études historiques. Grace à Dieu, nous n’en sommes pas réduits à cette extrémité. Le système d’Aristote est aujourd’hui parfaitement connu. Ceux même qui font en ce moment du péripatétisme à outrance, quand ils ne songeaient qu’à comprendre et à exposer fidèlement le système qui depuis les a comme enivrés, rendons-leur hautement cette justice qu’ils en reproduisaient les véritables traits[1]. Laissons donc à la scholastique et à la

  1. M. Ravaisson, que nous avons particulièrement en vue dans tout ce qui précède, a exposé avec beaucoup de force et de talent le système d’Aristote dans la première partie de son savant ouvrage. Il est malheureux que l’Aristote du second volume ne soit pas semblable en tout à celui du premier. M. Lerminier, avec sa sagacité et sa justesse ordinaires, a déjà touché un mot de cette contradiction. (Voyez la Revue des Deux Mondes, livraison du 1er  mai 1846.)