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des hommes de loi que le naufragé sans armes à la merci des sauvages chez lesquels il aborde. Ses biens, son honneur, dépendent absolument d’eux. Passif et résigné, il participe au drame dont la catastrophe ne menace que lui, comme le plus humble et le plus silencieux des comparses. On débat dans une langue qu’il ne comprend même pas ses intérêts les plus chers. Son individualité, son nom, disparaissent dans la bagarre. Il reçoit des sommations qu’il pourrait croire adressées à son voisin, car on le désigne sous quelque sobriquet de convention, reste bizarre de la symbolique judiciaire du moyen-âge, — John Thomas, John Doe ou tout autre. S’agit-il de quelque domaine qu’il réclame ou dont il défend les limites, ce domaine, transfiguré par l’argot descriptif des grossoyeurs d’étude, prend à ses yeux un aspect nouveau, des dimensions inconnues. C’est, nous le supposerons, un acre de lande stérile au sommet d’une montagne, et l’acte de vente, dont il entend lecture pour la première fois, énumère les maisons, édifices, bâtimens, cours, jardins, pâtures, marécages, parcs, garennes, tourbières, moulins, carrières, etc., — la nomenclature remplirait deux pages, — qui dépendent ou pourraient dépendre de ce malheureux champ où poussent quelques genêts sous le soleil et la pluie.

La plaidoirie a ses énigmes, sa tautologie barbare, ses désignations ambiguës, consacrés par un usage de six ou sept siècles, et qu’on se garderait bien de remplacer par des équivalens intelligibles. Ce sont les mêmes inepties, les mêmes exigences méticuleuses que Cicéron reprochait aux tribunaux de Rome[1]. Encore faut-il dire que les modernes ont renchéri sur les bavardages du forum, et singulièrement étendu la durée des plaidoyers. Ils ont pour eux l’autorité du parlement, qui encadre ses bills dans un entourage gothique, aux proportions massives ; — les discours des orateurs politiques, bavardages interminables qui noient en deux heures de fluide éloquence une dose homoeopathique de bonne et concluante argumentation ; — le style des arrêts, non moins verbeux, non moins surchargé ; — celui de la chaire et des controversistes religieux, plus diffus qu’en aucune autre église du monde, — sans parler des enquêtes, des toasts, des leçons économiques, des harangues sur le libre échange et sur la taxe des pauvres, de tout ce qui caractérise enfin l’infirmité oratoire (speechifying prurigo), si invétérée chez nos voisins.

La plaidoirie est longue, disions-nous ; le procès est loin d’être bref. Il absorbe d’ordinaire le quart d’une vie moyenne. Tel dossier qui passerait chez nous pour avoir de la barbe, — c’est l’expression favorite d’un célèbre président, — est encore, en Angleterre, à l’état d’embryon. Quoi d’étonnant à cela ? Ce peuple si pratique, et qui se glorifie si volontiers

  1. Plaidoyer pour Muréna.