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ce que les bas-fonds du barreau cachent de plus ignoble et de plus grotesque. On respire à peine, on se sent mal à l’aise parmi ces hommes, qui cherchent en vain à cacher leurs habitudes grossières sous une dignité de commande ; leur gaieté brutale et obscène, leur insolente familiarité, leurs jalousies, leurs haines à fleur de peau, la basse flatterie des uns, la sotte importance des autres, forment comme un chœur étourdissant dont le crescendo donne la nausée.

De ces régions inférieures, Warren sait nous transporter en meilleur lieu, sans rien perdre de la sagacité, de la finesse d’observation qui le distinguent. Introduits par lui dans ces chambres où les jurisconsultes de premier ordre s’enfouissent, pour ainsi dire, tout vivans, et d’où sortent leurs décisions d’autant plus précieuses que la loi est plus imparfaite, nous n’aurons rien à regretter de ce qui nous amusait tout à l’heure ; la peinture, naturellement plus sobre et plus ménagée, n’est pas moins curieuse ni surtout moins profitable. Les consultations écrites et verbales auxquelles Gammon et Quirk ont recours avant de commencer leurs démarches en faveur de Titmouse, nous donnent une juste idée de ces conflits d’opinions au milieu desquels s’égare la bonne ou la mauvaise foi des plaideurs. Lorsque, après plusieurs conférences, il devient évident que les premiers consultans ne peuvent tomber d’accord, on a recours, pour fixer tous les doutes, à un conveyancer[1] éminent, dont voici le portrait singulièrement caractéristique :


« C’était, à vrai dire, un merveilleux conveyancer, un vrai miracle d’érudition pour tout ce qui concerne les lois sur la propriété réelle. Après quarante-cinq ans d’exercice, sa clientelle avait tellement augmenté, qu’il avait passé les deux derniers lustres sans mettre le nez hors de son cabinet, d’abord faute de temps, puis faute d’inclination. A force d’étudier les antiques statuts franco-normands et la loi romaine dans leur ancienne forme, c’est-à-dire écrits en vieux caractères anglais, il en était venu à oublier presque entièrement la calligraphie moderne et à ne s’en servir qu’avec peine. Il s’était fait ainsi trois mains différentes : la première, que son vieux clerc et lui pouvaient seuls lire couramment ; la seconde, indéchiffrable pour tout autre que lui ; la troisième, où ni lui ni personne au monde ne voyaient autre chose que d’incompréhensibles hiéroglyphes. L’emploi de ces trois écritures plus ou moins mystérieuses dépendait, mais en raison inverse, du plus ou moins d’obscurité qu’offraient les questions posées au laborieux jurisconsulte. Les plus aisées recevaient une solution à peu près lisible dans les caractères n° 1 ; le n° 2 était pour celles dont l’ambiguïté lui avait donné quelque embarras ; mais, s’il s’agissait de points excessivement délicats et d’intérêts particulièrement graves, le chiffre n° 3 ne manquait jamais de servir, comme pour faire expier aux indiscrets questionneurs le laborieux

  1. Conveyancer, celui qui rédige les actes ayant pour effet de transférer la propriété (convey).