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et toutes les rivières étaient débordées. L’armée n’avait eu le temps de rassembler ni magasins ni convois, et elle eut bientôt épuisé tout ce d’elle avait emporté d’Alcantara. Pourtant il fallait vivre. Les soldats étaient réduits à aller chercher leurs subsistances dans les pauvres chaumières clair-semées sur les montagnes ou au fond des vallées. Pendant plusieurs jours, ils ne se nourrirent que d’oignons et de châtaignes. Junot, sachant l’importance d’un jour perdu, ne leur laissa point de repos. Lisbonne devait être le prix moins de leur valeur que de la rapidité de leur course. De là, pour eux, des misères sans nombre. C’étaient, pour la plupart, de jeunes soldats qui n’avaient point encore vu le feu. Les plus faibles ne purent résister à tant de fatigues et succombèrent ; beaucoup restèrent en arrière. L’armée cessa de former une masse compacte et disciplinée, et se fractionna en une multitude de petits détachemens. Les traînards formaient une longue file qui couvrait la route l’espace de plusieurs lieues. Ce n’était plus une marche régulière, mais une course à volonté. Une poignée d’hommes déterminés aurait suffi pour arrêter et détruire dans les gorges de l’Estrella nos colonnes disjointes. Enfin, l’avant-garde atteignit Abrantès. Les autres détachemens arrivèrent plus tard, successivement et dans un état déplorable. La plupart des soldats n’avaient plus de chaussures ; leurs fusils tordus et rouillés ne fonctionnaient plus. Les chevaux pouvaient à peine se traîner, et les affûts des canons étaient tout disloqués. A la vue de ces figures amaigries par la fatigue et la faim, de ces chevaux étiques, de ces équipages délabrés et en lambeaux, on ne se fût guère douté que c’était là une armée envahissante. Du reste, elle touchait au terme de ses souffrances ; elle avait trouvé dans Abrantès tout ce dont elle était privée depuis qu’elle avait quitté Alcantara, des vivres, des fourrages de bonne qualité, des chaussures, des munitions et des équipemens.

Junot n’attendit pas qu’il eût rassemblé et réorganisé son armée pour avancer sur Lisbonne. Il savait mieux que personne à quelle sorte de gens il avait affaire, et il agit comme s’il était à la tête des vainqueurs d’ Austerlitz et d’Iéna. Il prit la plume et annonça lui-même au premier ministre du régent son arrivée à Abrantès. « Je, serai dans quatre jours à Lisbonne., lui dit-il ; mes soldats sont désolés de n’avoir pas tiré un coup de fusil : ne les y forcez pas ; je crois que vous auriez tort. »

Après le refus de l’empereur d’arrêter la marche de ses colonnes, on ne comprend pas que le régent ait pu hésiter un instant sur ce qu’il avait à faire. Il ne lui restait plus qu’à monter sur ses vaisseaux et à transporter son trône au Brésil ; mais la perspective d’un tel exil le navrait de douleur, et son ame était en proie aux plus cruelles incertitudes. Un jour, il semblait décidé à rompre sans retour avec l’Angleterre et à suivre la fortune de la France. Ainsi, le 8 novembre, il ordonna de