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Tous ces défauts sont faciles à relever, et pourtant, malgré tous ces défauts, cette toile est charmante ; il est impossible de la voir une fois sans éprouver bientôt le désir de la revoir et de la contempler à loisir. M. Corot est assurément une des imaginations les plus poétiques de notre temps, et chacune de ses œuvres porte l’empreinte de son imagination. Depuis son Berger jouant de la flûte, qui pouvait se comparer aux plus fraîches idylles de Théocrite, il n’avait rien montré d’aussi heureusement composé que le petit paysage de cette année. Bien que l’exécution laisse beaucoup à désirer, le tableau de M. Corot est une perle que les amateurs les plus dédaigneux se disputeront, et leur empressement ne sera que justice ; car on aurait mauvaise grace à compter les imperfections d’un ouvrage si poétiquement conçu. Heureux celui qui le possédera !

M. Adolphe Yvon, dont le nom est nouveau pour nous, a montré, dans plusieurs dessins dont les sujets sont empruntés à la Russie, un talent original et vigoureux. C’est un début de bon augure, que sans doute M. Yvon ne démentira pas. La Mosquée tartare de Moscou, le Droski, la Route de Sibérie, sont l’œuvre d’une main exercée. Toutes ces études ont un caractère de vérité que je me plais à louer.

Tant de noms justement célèbres ont manqué à l’appel cette année, qu’il y aurait de la présomption à vouloir juger l’état réel de l’école française d’après les toiles exposées au Louvre. Quand MM. Ingres et Delaroche, quand MM. Decamps, Jules Dupré, Paul Huet, Cabat, sont absens, on ne peut se former une idée juste et complète de l’art contemporain. Toutefois, en nous restreignant, bien entendu, aux ouvrages que nous venons d’analyser, nous sommes amené à une conclusion sévère. Le goût des grands ouvrages, le goût du grand style, s’affaiblit de plus en plus. Sauf quelques rares exceptions, le salon est plutôt un bazar qu’une lutte ardente entre des talens sincères, dévoués sans réserve à l’étude, à l’intelligence, à l’expression de la beauté. Le tableau pour lequel le public s’est passionné pendant quelques jours ne résiste pas à la discussion. Le Louvre n’est plus qu’une succursale de Susse et de Giroux. La réunion de tels ouvrages n’apprend rien, n’excite aucune émulation. Il est parfaitement inutile d’offrir à la curiosité deux mille toiles, dont la plupart sont insignifiantes. Il serait beaucoup plus sage de limiter le nombre des ouvrages que chaque peintre pourrait envoyer. L’attention publique n’étant plus éparpillée comme aujourd’hui, l’opinion deviendrait plus sévère, les jugemens plus précis ; alors peut-être on verrait s’engager un combat sérieux, et le salon deviendrait un enseignement.


GUSTAVE PLANCHE.