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sur les traces des sangliers haletans. Nous aimons cet air « tristement étrange » que sa sœur Péona lui chante pour endormir ses douleurs. Nous aimons encore, nonobstant leurs ornemens quelque peu bizarres, le palais de Vénus par-delà les cavernes enchantées, Adonis endormi parmi les fleurs, les quatre grands lys penchés sur son front, et les beaux Amours antiques qui éteignent de leurs ailes repliées les frémissemens indiscrets de la lyre pour ne pas troubler ce sommeil protégé par leur mère. Ces tableaux, d’une grace nouvelle, gagnent sans doute quelques teintes, précieuses pour l’érudit, à rappeler la manière et même l’affectation des anciens maîtres. Il y a un certain bonheur, quand on a retrouvé les poses molles de l’Albane et ce naturel abandon des draperies qu’il jette négligemment autour d’une nymphe souriante, à surprendre aussi quelques procédés de couleur qui donnent à votre peinture l’aspect général des siennes. Toutefois, ce mérite ne peut pas, après tout, constituer la suprême excellence. Il faut autre chose que ces finesses de style, et le burin du graveur, impuissant à reproduire les artifices du coloris, doit y trouver encore, s’il vient à passer par là, la vigueur du contour, l’harmonie de la composition, la beauté saisissable des formes et des idées.

Or, Alfred Tennyson, pas plus que John Keats, pas plus que Samuel Coleridge, ne remplit à notre gré ces conditions premières de toute gloire à la fois universelle et durable. Otez à ses vers leur mélodie voluptueuse, leur mérite d’archaïsme savant, vous leur faites déjà un tort irréparable, et cela, parce que Tennyson n’est créateur que dans les détails de style. Trouveur de mots plutôt que d’idées, il emprunte volontiers, et sans trop de choix, le thème vulgaire sur lequel il aime à déployer la richesse de ses combinaisons harmoniques. Soit impuissance, soit dédain véritable, préoccupé par-dessus tout de l’effet lyrique, il laisse à peine entrevoir le drame intime, le fait humain duquel émanent, tristes ou riantes, sympathiques ou méprisantes et amères, les effusions de sa pensée. La réalité se confond, s’amalgame chez lui avec le rêve ; elle en prend les proportions flottantes, le caractère surnaturel. Rien de précis, de palpable. Dans ces poésies éoliennes, les femmes sont des sylphes, les passions, des entités à l’allemande, des abstractions musicales ; la description, — souvent admirable, — un mirage prêt à s’évanouir. De temps à autre, il est vrai, le réalisme anglais se fait jour dans ce chaos vaporeux et d’une façon assez bizarre. Le feu-follet errant devient une lanterne d’omnibus ; à côté de la syrène qui chante, on entend l’oie qui glapit, et vous avez à peine quitté la terre fantastique, l’île enchantée des Lotophages, que vous vous retrouvez sur une route de traverse, en compagnie de simples voyageurs venus à pied pour attendre le passage de la malle-poste : discordances énormes qui ne laissent pas de jeter un certain embarras dans l’esprit