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ou guerrière, elle est peu de chose dans le monde, si elle ne se montre puissante par l’esprit :

Tu regere ingenio populos

Remplit-elle aujourd’hui sa mission ? exerce-t-elle l’empire intellectuel ? Un tel empire ne s’exerce que par des écrits. C’est donc étudier la situation de la France que d’observer sa littérature.

Ici l’on me pardonnerait d’être sévère. L’opinion commune n’est pas favorable à la littérature actuelle on la goûte sans l’estimer, et il est de mode d’en dire grand mal et de ne pouvoir s’en passer ; mais ce pessimisme critique me semble lui-même un des travers littéraires de notre époque, et, à ne considérer que le talent, je trouve que mon temps, prête plus à l’admiration qu’à la censure.

Gardons-nous de confondre, en effet, l’art et la pensée, ou, si l’on veut, la forme et le fond. On aimerait, je le sais, à supposer une éternelle alliance entre la vérité ou la moralité des idées et l’habileté de l’écrivain ou de l’artiste ; mais c’est là une illusion honnête à laquelle l’expérience de tous les temps ne permet pas de croire. Il est trop vrai que l’éloquence et la poésie ont mille fois consacré avec un merveilleux succès l’erreur ou la passion. Lucrèce est un grand poète apparemment, et il n’y a rien de pire pour le fond que son poème. Demandez à Platon, ce qu’il pense des tragiques d’Athènes, il en parle comme de pestes publiques, et le génie de Sophocle et d’Euripide a fait l’admiration de tous les âges- On absoudrait difficilement le comique Aristophane, quand même on l’innocenterait de la mort de Socrate, et c’est Platon encore qui dit que les Graces mêmes avaient pour temple l’ame d’Aristophane. Supprimons les exemples, ils s’offrent en foule, et prouvent qu’ainsi que la peinture fait peu dépendre du choix des sujets le mérite de ses œuvres, l’art d’écrire possède en lui-même sa beauté et sa vérité propres, qu’il peut prêter, parure éclatante et trompeuse, à des idées fausses et à des fictions dangereuses. On le regretterait vainement ; l’imagination n’est pas la raison, le goût n’est pas la conscience, et il y aurait plus de sûreté dans le monde de l’intelligence, si le bien-dire était l’attribut exclusif et le signe certain du bien-penser. Les hommes ont beau vouloir approuver ce qu’ils admirent, tantôt c’est l’admiration du talent qui suborne leur conviction, tantôt c’est la manière de penser qui leur fait admirer ce qu’ils aiment à croire. Souvent aussi on critique par hypocrisie, et l’on rougit d’avouer ce qui a su plaire. J’écarte donc bien des jugemens rigoureux prononcés contre la littérature contemporaine.

Je m’accuse d’un goût très vif pour le talent, et je trouve nombreux aujourd’hui ceux qui ont reçu le don de charmer ou d’émouvoir par