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procureur fiscal, don Simon de Viegas, conclut, dans son réquisitoire, à la peine de mort contre le duc de l’Infantado, le chanoine Escoïquitz et le marquis d’Ayerbe ; mais les juges refusèrent de servir par de lâches complaisances les passions d’un pouvoir violent et corrompu. Après une procédure qui dura trois mois, ils déclarèrent les accusés innocens[1]. Furieuse de voir ses victimes lui échapper, la reine foula aux pieds l’arrêt des juges et arracha au roi un décret qui envoyait en exil ces mêmes hommes que le tribunal venait d’absoudre.

Ces tristes événemens se passaient dans le moment même où Junot s’emparait du Portugal, et arborait nos couleurs sur les tours de Lisbonne. Ils suggérèrent à l’empereur de graves réflexions, ouvrirent à sa pensée de nouveaux horizons, et lui inspirèrent des désirs ambitieux que sans eux peut-être il n’eût jamais formés.

La conquête du Portugal était achevée ; elle était l’œuvre des armées combinées de la France et de l’Espagne. Les deux puissances se trouvaient dans les conditions prévues par le traité de Fontainebleau. Le moment était venu de procéder au partage du pays conquis ; mais la situation des choses à Madrid n’était plus ce qu’elle était au mois d’octobre, quand s’était négocié le traité de Fontainebleau. Alors les haines allumées entre la mère et le fils étaient contenues encore dans l’enceinte du palais ; la puissance de Godoy était intacte. Depuis, un grand scandale avait été donné au monde. On avait vu le roi Charles IV épouser les passions du favori impudique qui avait déshonoré son lit, une femme reine et mère se déclarer ouvertement l’ennemie, la persécutrice de son fils, et ces deux souverains dégrader à l’envi, dans la personne de l’héritier du trône, la majesté royale. La nation espagnole s’était émue à ce triste spectacle, et une clameur universelle s’était élevée contre le prince de la Paix. Bien que cet homme tînt encore dans ses mains les rênes de l’état, tout annonçait sa chute prochaine. Il n’avait pour appui qu’une reine elle-même abhorrée et un vieux roi déconsidéré et malade. Toutes les pensées, toutes les sympathies se tournaient vers le prince

  1. Un des juges, don Eugenio Cavallero, montra en cette circonstance un courage et une vertu qui consolent des bassesses du procureur fiscal. Atteint d’une maladie mortelle, don Cavallero annonça la résolution de se faire transporter dans la salle des séances : « Il ne voulait point mourir, disait-il, sans émettre son opinion dans une affaire qui lui paraissait si importante à l’honneur de son roi ; » mais tous les membres du tribunal se transportèrent chez lui pour y prononcer l’arrêt, et lui déférèrent l’honneur d’opiner le premier. Il prononça en faveur des accusés un discours plein d’éloquence, et conclut à l’acquittement. Deux jours après que le tribunal eut rendu son mémorable arrêt, don Cavallero expira. Cette mort, précédée de circonstances si touchantes, causa dans tout Madrid une impression profonde. Plusieurs monastères se disputèrent l’honneur de rendre les derniers devoirs au magistrat courageux que l’Espagne venait de perdre, et lui firent des obsèques magnifiques. Toute la population s’y transporta, impatiente de saisir l’occasion de donner au pouvoir un témoignage éclatant de sa réprobation.