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peuple dans sa capitale : l’habitude et l’horreur du changement l’emportèrent. « Ayez patience ! » tel est le refrain des Portugais, leur réponse à tout, l’Allah akbar de ces Occidentaux un peu fatalistes : de là cette inconcevable torpeur dans les actes de la vie privée et cette lenteur dans les actes de l’administration, lenteur qu’on ne peut qualifier de sagesse là où tout reste encore à faire. Si la pétulance naît d’un désir de réformes et de changemens, d’un besoin de lutter contre un climat rebelle, contre un sol peu productif, le peuple de Lisbonne n’éprouve rien de pareil. Tournant le dos à l’Europe, il ne sait pas ce qui se passe derrière lui ; le soleil ne lui fait pas faute, et la terre, quand il l’arrose, se couvre des plus beaux fruits. Son fleuve l’enchante ; aux jours de fête, il va s’asseoir sous les arbres de sa promenade, plantée de lauriers et de chênes verts, au pied desquels l’eau murmure doucement. De classiques fontaines, des parterres de fleurs qui n’ont à redouter ni la neige ni les frimas, rafraîchissent son regard fatigué de l’azur du ciel. La royauté même ne dédaigne pas ces simples allées ; souvent une voiture, que n’accompagnent ni gardes ni soldats, y amène la reine. La fille de dom Pedro peut se mêler à pied à la foule des promeneurs sans avoir rien à redouter de ceux qui combattirent contre son père. Ces ombrages frais, sous lesquels s’épanouit le peu de gaieté qui éclaire la face de cette ville, on les doit au marquis de Pombal. Appréciateur du beau sexe, il voulut tirer les dames de Lisbonne de l’engourdissement et de la réclusion que leur imposaient les coutumes du pays ; il tenta de les faire entrer dans la société comme un élément de civilisation.

Cette promenade (passeio publico) forme l’extrémité du vallon creusé entre les hautes collines sur lesquelles s’étend la capitale. Elle est dominée d’un côté par le fort Saint-George, dont on reconnaît le plan primitif dans une muraille et une tour crénelées du même style que les fortifications si pittoresques de Buitrago, en Castille ; de l’autre, elle confine à de grands enclos où l’essieu de bois de la noria (roue d’irrigation) mugit sous les ombrages. Par-dessus ces jardins et aux abords d’une petite place plantée d’arbres, on a pratiqué dans l’escarpement même un délicieux parterre, corbeille de fleurs suspendue sur un abîme. On pourrait blâmer le goût du jardinier qui a inscrit dans les bordures de buis des lettres et des chiffres ; mais ne commet-on pas de pareilles puérilités dans les plus beaux jardins de l’Espagne ? Et puis, du milieu de ces fleurs, quel coup d’œil ! A ses pieds, on voit s’entremêler les branches des orangers abritant sous leur ombre quelques beaux bananiers apportés de Madère ; plus loin, c’est le quartier neuf, le théâtre, les rues alignées qui se profilent dans la perspective d’une vue à vol d’oiseau et descendent vers le fleuve. La citadelle, et à ses côtés la cathédrale, reconnaissable à ses deux tours carrées, s’échelonnent sur la gauche, tandis que se dressent sur la droite les ogives et les arcs-