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nous avons obtenu à beaucoup d’égards, et qu’à d’autres nous n’avons pas atteint encore, mais dont nous nous rapprochons tous les jours. Il est même permis de dire que, si Luther était venu à son heure, Law avait eu l’audace de venir avant la sienne, puisqu’il voulut appliquer à un royaume délabré, où l’on possédait à peine les premières notions du crédit, des principes qui ne devaient être applicables et appréciables qu’après de longues et cruelles épreuves ; mais là encore est un trait de ce XVIIIe siècle, dès la naissance duquel on était si avide de changemens et de progrès, qu’on oubliait toutes les règles de la prudence pour peu qu’une nouveauté séduisante se présentât. On aimait mieux être téméraire que stationnaire, et l’on criait : Vive le roi et monseigneur Law !

Enfin, quels que soient les reproches que l’on puisse adresser à ce merveilleux aventurier, il faut convenir que, s’il eût eu la puissance de réaliser tous ses plans, il eût nivelé les inégalités du corps social par la répartition des richesses, comme la révolution les a nivelées par l’effusion du sang. Tout incomplète qu’a été son œuvre, elle n’a certes pas été stérile. Les grands seigneurs, les grandes dames, les princes du sang, ne s’étaient pas mêlés impunément à la curée de la rue Quincampoix. Qu’était devenu, au milieu de cette tourbe, ce principe des monarchies que Montesquieu appelle honneur, et dont les classes supérieures, dans l’intérêt même du pays, doivent être les dépositaires et les gardiennes ? Évidemment il venait de subir une atteinte irrémédiable. « La noblesse de cette époque, dit M. de Tocqueville, a forfait à son principe en se livrant à la cupidité effrénée développée par le système. Alors elle cessa d’inspirer le respect et elle ne put le recouvrer, car elle continua à trouver insuffisante la considération qui vient des aïeux et à éprouver le besoin d’y joindre celle de la fortune, d’où s’ensuivit un notable et profond changement dans les mœurs. La richesse commença à être estimée à l’égal de la naissance ; elle ne tardera pas à remporter. En outre, le niveau de l’égalité s’était établi à la rue Quincampoix, entre les grands seigneurs et les dernières classes de la société. La noblesse était descendue jusqu’à ces gens-là ; ils en déduisirent logiquement que, dans d’autres circonstances, ils pourraient monter jusqu’à elle.

Cette décadence morale de la noblesse était un fait extrêmement grave, et voici pourquoi. La monarchie consistait en une superposition de plusieurs classes ayant chacune son grade, formant chacune une espèce de pouvoir, jouissant chacune de droits différens et proportionnés à sa position respective dans l’échelle sociale. Ce n’était pas seulement la différence des droits, mais aussi et surtout celle des sentimens et de certaines délicatesses morales qui devait élever une barrière entre elles, et, ajoutons-le, ce n’était pas seulement le sang qui faisait aux classes supérieures une loi du soin de leur dignité, c’était aussi l’intérêt de l’état ; car le jour où la noblesse ferait défaut au trône, celui-ci, manquant de base, tomberait aussitôt par terre. Long-temps on avait cru à la noblesse, à ses mérites, à sa supériorité, à l’efficacité de sa devise : Noblesse oblige ; mais on commençait à comprendre que le règne de Louis XIV, qui fut, comme dit Saint-Simon, la pleine et parfaite roture, avait porté un coup sensible à cette grande classe et qu’elle était sur son déclin. Les gens sensés remarquaient qu’il y avait en cela un danger sérieux pour la monarchie, danger que Louis XIV n’avait pas aperçu peut-être, mais que la régence fit voir en tout son jour. Le duc de Noailles, cet homme que Saint-Simon n’aimait pas et qu’il nous représente néanmoins comme « un homme d’infiniment d’esprit et de tous les genres