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plaie des finances, et soulevait un cri universel contre la noblesse et le clergé, qui ne voulaient pas contribuer aux charges publiques. Une province bien administrée par Turgot le rendait l’espoir de la France entière ; un procès spirituellement soutenu par Beaumarchais perdait à jamais le parlement Maupeou. Tout cela était-il de la démoralisation ? Non, tout cela était vraiment de l’esprit public.

Si au lieu d’un délire passager nous voyons dans le mouvement philosophique du XVIIIe siècle une suite de victoires remportées une à une par la raison aidée de l’opinion, nous ne pouvons non plus consentir à ne prendre les chefs de ce mouvement que pour des instrumens de désordre et de destruction. À une époque où des affaires locales ou privées se généralisaient aussitôt pour prendre des proportions immenses, on peut dire, pour parler le langage philosophique, que la synthèse suivait de près l’analyse : ce double appareil de la logique fonctionnait sans cesse et simultanément. D’une part, il était impossible que les plus petites fibres du gouvernement et de la société échappassent à l’analyse dans le temps où la science disséquait un rayon de soleil et soumettait au microscope les membres les plus ténus du plus mince animalcule ; d’autre part, il était impossible que toute une foule de sérieux penseurs ne songeassent qu’à miner l’édifice social sans chercher les moyens de le reconstruire, et cela est si vrai, que, vers la fin du règne de Louis XV, le froid scepticisme, le persiflage dissolvant, l’indifférence moqueuse, n’étaient plus de mode, et qu’ils avaient fait place à une foi sincère dans l’efficacité de la raison et à une charité philosophique qui devait avoir bientôt pour expression la fraternité de la démocratie. Que l’on jette un coup d’œil sur les ouvrages de Condorcet, qui, vers la fin du siècle, s’appliqua à formuler une dernière fois les principes légués par la philosophie à la société française, et l’on verra si les hommes dont il résumait les opinions n’étaient que des Érostrates et des sophistes.

Il est regrettable que M. de Tocqueville ne se soit pas lui-même posé ces questions avant d’écrire. Peut-être aurait-il vu dans le XVIIIe siècle autre chose que les excès du matérialisme et de l’impiété. Pour notre part, nous oublions volontiers ces tristes désordres pour nous rappeler que le règne de Louis XV mit en pleine évidence la double légitimité du mouvement philosophique, considéré soit dans ses origines, soit dans sa fin. Ce qu’il y a de fondé dans certains jugemens de l’auteur ne saurait nous aveugler sur la grandeur réelle de cette époque. Non, le XVIIIe siècle n’a pas produit la mort. Cette école sensualiste elle-même, dont la triste prérogative est de nuire à la haute et bonne morale, a eu pour avantage direct, au moment où elle empêchait l’homme de s’élever au-dessus de ses sens, d’attirer son attention sur le sort de ses semblables et de lui indiquer les moyens de l’améliorer. Pour le reste, on peut assurer sans se tromper qu’il ne se fera pas à l’avenir un mouvement salutaire dans l’ordre social dont le premier branle ne soit dû au souffle du XVIIIe siècle. Quelle absolution pour cette philosophie si ardemment attaquée encore ! Le mal qu’elle a causé disparaît tous les jours, et le bien dont elle est la source subsiste. Cette liberté d’examen, qui jadis aurait eu pour unique effet de ruiner des empires, devient au contraire la force et l’orgueil d’une société nouvelle. C’est que le monde antique n’est autre que ce Léandre se noyant dans l’Hellespont à la recherche du plaisir, tandis que l’homme moderne, qui semble devoir être submergé par les excès du XVIIIe siècle, c’est Camoens qui échappe à la tempête en tenant son poème au-dessus des flots, et fait appel à la postérité.

J. Bidoire

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