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Page:Revue des Deux Mondes - 1847 - tome 18.djvu/75

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Licinius et aux Gracques le projet d’un partage intégral de tous les patrimoines, opération insensée et impossible à laquelle ils ne pensèrent jamais.

Le caractère principal de la constitution de Lycurgue paraît à M. Grote une organisation militaire fort remarquable, que les Spartiates possédèrent dès une époque très reculée. Non-seulement ils s’exerçaient aux armes et à tous les exercices gymnastiques avec plus de soin que les autres Grecs, mais encore ils eurent de bonne heure des chefs permanens, une tactique régulière, des manœuvres d’ensemble. Sous ce rapport, Sparte peut être comparée à ces colonies de soldats établies dans différentes parties de l’empire russe. Ces habitudes de discipline régimentaire favorisèrent à Lacédémone la centralisation du pouvoir. La ville était un camp, et dans un camp il faut que l’autorité se concentre et que l’obéissance soit passive. A leur forte organisation militaire, les Lacédémoniens durent leurs succès et la prépondérance qu’ils obtinrent de bonne heure dans le Péloponnèse et dans toute la Grèce. Sur un champ de bataille, ils avaient la supériorité que des troupes régulières ont sur des milices urbaines. Ajoutez à cet avantage celui d’une position géographique qui les mettait presque à l’abri d’une invasion hostile, et qui leur permettait de porter inopinément leurs forces contre leurs voisins.

Je viens d’analyser les deux volumes de M. Grote, et, ne pouvant le suivre dans la discussion approfondie des nombreuses questions qu’il examine, je me suis borné à présenter les plus importantes de ses conclusions. Il me reste à dire quelques mots sur l’ensemble de son travail, M. Grote appartient à l’école de Gibbon ; il en a la méthode, la prudence, le scepticisme, et je dirai encore l’ordre, qualité rare chez un Anglais, et que Gibbon dut peut-être à l’étude de nos bons auteurs. Comme lui, M. Grote ne se borne pas à présenter les faits et les argumens avec exactitude et netteté ; il sait les placer dans leur meilleur jour et les grouper heureusement, de manière à éviter à son lecteur le cruel travail de synthèse nécessaire avec nombre de bons écrivains anglais et allemands. Notre paresse française lui saura gré de cette heureuse qualité. Son style est simple et rapide. Je vois dans une revue anglaise qu’on lui reproche quelques néologismes et surtout l’emploi d’un assez grand nombre de mots forgés, intelligibles seulement aux érudits. Il faut dire pour sa justification que la plupart de ces mots, tirés du grec, sont à peu près inévitables dans une histoire de la Grèce, à moins de longues périphrases, probablement beaucoup plus choquantes pour des lecteurs délicats.

P. Mérimée.