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se livrait à un abominable concert de cris et de sifflemens. Du côté de l’ombre, les plumets des officiers, les châles de soie aux couleurs variées, formaient un coup d’œil qui consolait en quelque sorte le regard attristé par la misère et la nudité des loges exposées au soleil. J’avais vu cent fois ce spectacle, j’avais vu cette foule fatiguée, mais non rassasiée de carnage, lorsque vers le soir, à la fin des courses, les gosiers épuisés ne laissaient plus échapper que de rauques exclamations, lorsque le soleil dardait de longs rayons à travers les planches mal jointes de l’amphithéâtre, lorsque l’odeur du sang attirait au-dessus du cirque des bandes de vautours affamés ; mais je n’avais jamais vu l’arène même transformée comme elle l’était ce jour-là. De nombreuses armatures de bois remplissaient toute l’enceinte consacrée d’ordinaire aux courses ; revêtus d’herbe, de fleurs et d’odorantes ramées, ces échafaudages ne présentaient qu’une vaste salle de verdure, qu’une sorte de frais bosquet avec ses avenues mystérieuses, ses ruelles ménagées pour la circulation. Les cabanes disposées sous ce bosquet étaient autant d’asiles ouverts à la gastronomie mexicaine, autant de cuisines ou de puestos[1] d’eaux fraîches. Dans les cuisines, c’était, comme toujours, ce luxe extravagant de ragoûts sans nom à base de piment, de feu et de graisse de porc ; dans les puestos brillaient, au milieu des fleurs, des verres gigantesques remplis de boissons rouges, vertes, jaunes, bleues. La populace des palcos de sol s’enivrait à longs traits de l’odeur nauséabonde de la graisse, tandis que d’autres plus heureux, assis dans cet élysée improvisé, savouraient sous des tonnelles de verdure la chair du canard sauvage des lagunes.

— Voilà, me dit le franciscain en me montrant du doigt les nombreux convives attablés dans l’arène, voilà ce qu’on appelle une jamaïca.

— Et ceci, comment l’appelez-vous ? dis-je à mon compagnon en lui désignant un arbre de quatre à cinq mètres de haut, planté avec toutes ses feuilles au milieu de l’arène, et tout pavoisé de grossiers mouchoirs de couleur qui flottaient à chacune de ses branches.

— Ceci est le monte Parnaso, me répondit le franciscain.

— Aurions-nous par hasard une ascension de poètes ?

— Non, mais de léperos et des moins lettrés, ce qui sera beaucoup plus divertissant.

Comme le moine me faisait cette réponse, qui ne m’instruisait qu’à demi, les cris de toro ! toro ! vociférés par la galerie que le soleil dévorait, devinrent de plus en plus bruyans ; les cuisines, les puestos d’eaux rafraîchissantes furent désertés en un clin d’œil ; les déjeuners furent subitement interrompus, et les débris des vertes cabanes jonchèrent le

  1. Puesto, boutique en feuillages.