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son devoir. Soit mobilité d’esprit, soit dédain, soit découragement, elle a paru souvent abandonner son poste au moment du péril. Les juges les plus autorisés, ceux dont les décisions pouvaient le mieux agir sur la pensée publique, ont manqué à ce qu’on attendait de leurs conseils. M. Sainte-Beuve avait compris excellemment quelle surveillance continuelle était nécessaire aux lettres de ce temps-ci ; plus d’une fois, au milieu du mouvement qui nous emporte, il s’était arrêté pour reconnaître le terrain, il examinait la situation, il interrogeait le présent et l’avenir. Pendant quelques années, nul n’a été plus attentif à rallier les troupes qui se dispersaient, et, aux premiers scandales de la littérature industrielle, c’est lui qui a poussé le cri d’alarme. Cette magistrature était considérable, et M. Sainte-Beuve pouvait la remplir de plus en plus avec une sagacité supérieure et une expérience consommée. La situation est-elle donc tellement désespérée, qu’il ne reste aux ames délicates qu’à chercher dans les grandeurs du passé l’oubli des misères actuelles ? On peut adresser cette question respectueuse à l’écrivain sincère qui connaît si bien les détours secrets de l’analyse morale, et qui toujours a travaillé passionnément à la recherche du vrai. En présence des tristes déviations de notre littérature, M. Gustave Planche n’avait-il pas, lui aussi, des fonctions élevées à remplir ? M. Planche était sévère autrefois, il n’était pas indifférent. Cette sévérité même, je l’ai déjà dit, attestait l’exigence du critique ; c’était un rude appel aux artistes. Quand l’industrie envahit les lettres, M. Planche pensa sans doute qu’il n’avait plus rien à faire. Comme il s’était attaché au service de l’art avec une mâle franchise, comme son but avait toujours été de montrer aux inventeurs l’idéal de la poésie nouvelle et de préparer à l’imagination d’éclatantes victoires, le jour où les artistes cédèrent la place aux improvisateurs, il se tut. Fallait-il pourtant renoncer si vite au succès ? Dans les crises littéraires comme sur les champs de bataille, le devoir change avec les incidens de la lutte. Il faut plus d’une fois modifier son plan, et se porter ici ou là avec des forces et des armes différentes, selon les nécessités du combat. M. Planche a laissé dans sa vie une lacune regrettable ; aujourd’hui encore, il aurait une belle place à garder et surtout à agrandir. Quand l’Allemagne accomplit au dernier siècle sa révolution littéraire, le vigoureux critique qui en défendait les principes, Lessing, ne s’est pas lassé un instant ; il s’est renouvelé sans cesse pour les besoins de la stratégie, de tous les côtés il a fait face aux périls. Les devoirs de la critique sont difficiles, je le sais, et l’infatuation dont je viens de préciser les caractères les a rendus plus douloureux que jamais. L’orgueil de l’esprit (où le sait-on mieux que dans cette Revue même ?) a souvent rompu les liens qui paraissaient les mieux assurés, car l’amitié qui est à la fois douce et austère devait être bientôt un joug intolérable aux intelligences gâtées par l’adulation. Un conseil, une