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ignore jusqu’à l’époque où il a vécu, la tradition l’a fait contemporain du héros qu’il a chanté. Dans une introduction poétique placée en tête du Ramayana, il est raconté comment le sage solitaire Valmiki, quand il eut composé son grand poème en l’honneur de Rama, confia le soin de le répandre parmi les hommes à deux jeunes fils de Rama lui-même, lesquels, après avoir enchanté de ces beaux récits les anachorètes des solitudes, firent entendre à leur père sa propre histoire. Il y a dans cette tradition une grâce touchante. Ces deux jeunes gens célébrant ainsi la gloire de leur père en sa présence, ces tendres et pieux rapsodes font un charmant contraste avec le vieux mendiant aveugle de Chios. M. Gorresio croit la tradition véridique, et pense que Valmiki a été en effet contemporain de Rama. Il appuie son opinion de l’exemple, selon moi peu applicable ici, de Camoëns chantant des héros et des exploits dont il fut le contemporain. Je pense que les Lusiades et le Ramayana sont le produit d’époques et de sociétés trop distantes pour pouvoir être comparés. Je sais que, dans l’Odyssée, Démodocus chante les événemens de la guerre de Troie devant Ulysse, et que les larmes du héros coulent silencieuses tandis qu’il entend célébrer ses propres aventures ; cependant je ne puis admettre pour le Ramayana cette coexistence du poète et du héros. Il faut toujours qu’il s’écoule un certain temps entre le moment où la tradition héroïque naît de la réalité et celui où cette tradition, formée et développée par la muse populaire, arrive aux mains du poète habile qui l’arrête et la fixe définitivement en lui donnant la forme durable de l’épopée.

Il y a, bien avant le poète définitif, des chantres précurseurs qui sont comme des intermédiaires entre lui et la tradition naissante ; mais ces chantres ne sont point le poète. Démodocus n’est pas Homère. Homère n’est venu qu’après Démodocus. De même Valmiki n’a pu agir librement sur la tradition, la manier en artiste, que lorsqu’elle était déjà affranchie par le temps du joug qu’impose à l’imagination le spectacle de la réalité présente. La légende, en faisant Valmiki le contemporain de Rama, a voulu indiquer tout au plus qu’aux époques primitives la poésie commence avec les souvenirs, et qu’il y a des chants dès qu’il y a de la gloire.

Cette introduction au Ramayana contient une autre tradition touchante aussi et gracieuse, non cette fois sur la composition du poème, mais sur l’invention du mètre dans lequel il a été composé, de ce distique indien de trente-deux syllabes appelé sloka. Ce préambule singulier ne doit pas trop surprendre, car il est de la nature de la poésie indienne de vouloir rendre compte de toutes les origines.

Un jour, le sage Valmiki, après s’être purifié, se promenait dans une forêt. Le regard du solitaire suivait avec complaisance un beau couple de hérons qui marchaient en toute sécurité sur la rive d’un fleuve. Un