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ce personnage ; ses proportions grandirent, les faits se confondirent, et, dès le XIe siècle, il était l’objet des plus merveilleuses légendes. C’est alors que naquirent ces chansons de geste qui charmèrent tant nos aïeux, et, pour me servir de l’expression de notre grand chansonnier au sujet d’un personnage qui, lui aussi, serait, dans un autre temps, devenu bien vite légendaire, le manoir féodal ne connut plus d’autre histoire.

À cette admiration a succédé le plus profond oubli. Il leur arriva un malheur qui n’est pas arrivé à l’Iliade, c’est que, derrière ces poèmes, reparut la véritable histoire, qui avait quelque temps sommeillé. Quand on vit ce que la légende avait fait de Charlemagne, on s’éloigna avec dédain de ce tableau si bizarre et si mensonger, et il n’en rejaillit rien de favorable pour les chansons de geste ; mais, si, postérieurement à Homère, les documens relatifs à la guerre de Troie (à supposer qu’il y ait eu une guerre de Troie) avaient été retrouvés, quel tort l’histoire n’eût-elle pas fait au poète ! Devant la réalité, quel rôle eussent joué Achille et sa colère, Minerve qui dirige les coups de Diomède, Apollon qui conduit Hector, et Jupiter qui donne la victoire aux Troyens ? Dans nos vieux poèmes, la légende a été prise en flagrant délit de fiction ; au contraire, dans le poème d’Homère, elle est tout ce qui reste de l’histoire, et c’est un titre de plus à l’intérêt et à la curiosité.

A le bien prendre cependant, nos vieux poèmes ont aussi un grand intérêt historique, mais par un autre côté : ils éclairent singulièrement la formation de la légende. D’abord, ils nous montrent combien il faut peu de temps pour la constituer ; en second lieu, nous connaissons par là que l’âge a beau être pleinement historique, la légende ne s’en crée pas moins, si les documens historiques font défaut ou s’obscurcissent ; enfin, ils nous apprennent que d’un récit légendaire il n’y a, pour ainsi dire, rien à tirer qu’un fait excessivement vague. Si nous n’avions sur Charlemagne pas plus de renseignemens que sur la guerre de Troie, que saurions-nous de positif sur ce prince à l’aide de nos anciens poèmes ? Le vrai et le faux y sont tellement confondus, que les démêler serait chose impossible. Aussi, quand, sur un point quelconque, on n’a qu’un récit légendaire sans contrôle de la part de documens historiques, tout, aux yeux de la critique, est frappé de suspicion. Nos poèmes, pour lesquels nous possédons à la fois l’histoire et la légende, sont un curieux témoignage de ce travail des imaginations populaires sur les événemens et les personnages ; nous y voyons comment la réalité se dénature, comment le merveilleux s’invente, et l’exemple qu’ils nous offrent s’applique, par une conséquence rigoureuse, à tous les cas où, l’histoire faisant défaut, la légende s’y est substituée.

J’ai dit plus haut que la poésie moderne avait pris de plus en plus le