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caractère lyrique et idéaliste. L’impossibilité actuelle de la légende en est une des grandes causes. Tant que la poésie a pu façonner l’histoire à sa guise, elle s’y est complu, et les hommes s’y sont complu avec elle ; mais, aujourd’hui que l’histoire a cessé d’être malléable et qu’il n’est pas plus permis de créer ou l’Achille de l’Iliade ou le Charlemagne des chansons de geste que de faire reculer le soleil pour le festin d’Atrée ou de l’arrêter sur Gabaon pour la défaite des Amorrhéens, la poésie a forcément abandonné des routes devenues impraticables et cherché ailleurs les alimens du sentiment et de l’imagination.


VI. – RIME.

J’ai suivi l’usage de notre poésie antique, qui ne s’inquiète pas de la succession alternative des rimes masculines et féminines. Ce n’est pas que cet entre-croisement lui soit étranger ; mais, chez elle, il est facultatif : on ne s’étonnera donc point de voir dans cet essai la règle que s’impose la poésie moderne fréquemment violée. D’ailleurs, il faut le remarquer, cette règle de la poésie moderne est tout-à-fait illusoire, et, si elle satisfait l’œil, elle trompe complètement l’oreille ; or, en fait de rime, c’est là une véritable absurdité.

On appelle rime masculine, par exemple, mer avec enfer, et rime féminine, par exemple, mère avec il enferre. Il n’y a qu’à prononcer ces mots pour reconnaître que le son en est identique, que la différence n’est que pour l’œil, et qu’à l’oreille la prétendue rime masculine sonne vraiment comme une rime féminine. On appelle rime masculine essor et or, et rime féminine éclore et aurore. Si on ne le savait pas par l’orthographe, je demande comment le son pourrait le faire reconnaître. On appelle rime masculine rois et lois, et rime féminine joies et soies ; l’écriture est dissemblable, mais la prononciation est identique. Ces simples faits rappelés, que devient la distinction de rime qu’admet le système moderne ? L’entre-croisement n’existe pas, ou du moins il est à tout instant interrompu par des anomalies. De vraies rimes féminines sont données pour masculines, de vraies rimes masculines sont données pour féminines ; mais l’œil est content, et cette puérilité grammaticale l’a emporté sur le jugement de l’oreille. Au reste, la distinction des terminaisons masculines et féminines est un legs de notre ancienne langue, mal compris et mal employé lors de la réformation de notre système de versification. Je vais m’expliquer davantage.

On connaît ces rimes devenues défectueuses, et qui cependant se trouvent encore dans Boileau et dans Racine. Le premier a dit :

La colère est superbe et veut des mots altiers ;
L’abattement s’explique en des termes moins fiers.