Page:Revue des Deux Mondes - 1847 - tome 19.djvu/209

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

vent. La barque glissait sur son flanc incliné ; parfois l’eau venait raser le bord. Alors un matelot accroupi sur le pont lâchait un nœud de la corde qui retient la voile, et l’équilibre était rétabli. Il faut veiller à ce que ce matelot ne s’endorme pas et à ce qu’il n’attache pas la corde à quelque point fixe, mais la tienne toujours à la main pour céder à propos. Il y va de la sûreté des voyageurs.

Le premier jour d’un voyage sur le Nil est comme le premier jour qu’on passe dans un nouvel appartement. On s’établit, on s’arrange pour l’habitation. Notre barque est bien digne de s’appeler un appartement. M. Durand et moi nous avons chacun notre chambre. Je puis faire cinq pas dans la mienne ; elle est percée de onze fenêtres avec vitres et jalousies en bon état. J’y ai mon lit, ma table, ma bibliothèque. Nous avons encore deux cabinets et une troisième chambre qui pourrait servir de chambre d’ami. Devant la porte, on dîne sous une tente qui sert de salle à manger, et la cuisine est au pied du grand mât. Il y a dix hommes d’équipage, y compris le reis ou patron de la barque. Ces dix hommes, notre drogman Soliman, qui est le meilleur drogman de l’Égypte, notre cuisinier, qui n’est point un mauvais cuisinier, le loyer de la barque et les dépenses quotidiennes pour la nourriture, sauf les provisions de riz, café, tabac, légumes, etc., faites au Caire, tout cela nous revient par jour à environ vingt francs. Véritablement c’est pour rien. Avant de nous installer sur cette cange excellente, nous avons passé par bien des péripéties et des aventures : j’en dirai quelque chose, parce qu’elles peignent le pays.

La cange que nous avions arrêtée d’abord s’est trouvée trop petite ; nous en avons dû prendre une autre ; mais celle à laquelle nous renoncions appartenait à un personnage puissant, pour le moment aux galères, ce qui est assez fréquent, dit-on, dans la haute administration de Méhémet-Ali. Il a fallu d’abord indemniser le patron de cette barque. Le plus grand obstacle n’était pas là. Quand le maître de celle que nous préférions a su que nous avions abandonné pour lui le personnage en question, qui, son temps de galères fini, peut le faire pendre, il a commencé par disparaître, et nous nous sommes trouvés pendant quelque temps dans un assez singulier dilemme entre un homme qui voulait être payé parce que nous ne prenions pas sa barque, et un autre qui se regardait comme perdu si nous prenions la sienne.

Enfin nous sommes en possession de notre cange ; elle est très spacieuse, très commode, et n’a d’autre défaut que d’être un peu vieille. Nous nous établissons sous la tente, et, mollement couchés sur un canapé devant une table qui porte le café et le narguilé, nous regardons fuir les deux rives du Nil. Ici la rive libyque offre une plaine basse qui se prolonge à notre droite, tandis qu’à notre gauche s’élèvent, comme un rempart blanchâtre, les montagnes de la chaîne arabique, percées de