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en Allemagne, et les systèmes se complètent les uns les autres. L’indécision même de M. Ruge convient au caractère général de son livre. Pauvre chef d’école abandonné de son parti, dépassé par ses successeurs, que de concessions il a faites et toujours vainement ! Sa foi aux idées, son spiritualisme généreux, il les a échangés contre un matérialisme qui n’est pas dans son cœur. Puis il a renié sa patrie et s’est jeté entre les bras de la France. Cette France, à son tour, il l’a repoussée, il a maudit toute patrie, et il a invoqué le genre humain ! Là cependant il s’arrête devant la logique qui l’entraîne. Ame généreuse, esprit égaré, son tourment me rappelle la victime des temps anciens, le malheureux chargé d’expier les désordres de tous. Personne n’a plus vivement représenté le délire de la nouvelle école hégélienne, personne n’en a souffert comme lui, personne n’a plus de droits à une sévérité sympathique.


II.

Cette conclusion que M. Arnold Ruge n’a pas voulu donner à son système, un logicien sans peur, M. Stirner, l’a dégagée résolûment. Le livre dans lequel il l’a proclamée paraissait l’année même où M. Ruge écrivait son traité du patriotisme. Ce travail de M. Stirner nous arrive donc très à propos pour qu’il n’y ait pas de lacune dans la science nouvelle, pour que les conséquences s’ajoutent les unes aux autres, et que la pensée du système soit manifeste. Ce n’est pas moi qui ai confronté ces deux livres ; ils se tiennent, ils sont inséparables. Qu’on ne voie pas dans ce rapprochement un artifice de composition ; M. Stirner continue M. Ruge et termine un enchaînement d’idées, une déduction logique dont le dernier degré est atteint. La jeune école hégélienne accomplit dans le livre de M. Stirner sa période de dissolution et de ruine. M. Ruge et M. Stirner, ces deux noms me suffisent pour faire connaître aussi sûrement que possible cette suite d’extravagances qui, depuis une dizaine d’années, se développe dans l’école allemande avec une rigueur mathématique.

On ne sait pas en France ce qui se passe à l’heure qu’il est au sein de la science germanique. On ne sait pas combien de folies, combien de systèmes effroyables se sont succédé depuis le livre du docteur Strauss. Il serait difficile, en effet, de connaître une situation si éloignée de nous, et plus difficile encore de l’exposer nettement. Je l’ai tenté plus d’une fois ; mais comment se rendre intelligible dans un pareil sujet ? Comment ramener à la précision de notre langue tant d’idées incohérentes et un fatras si pédantesque ? Les Allemands se croient bien vifs, bien dégagés, et cette jeune école hégélienne s’est long-temps enorgueillie de je