Page:Revue des Deux Mondes - 1847 - tome 19.djvu/260

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

ne sais quelle légèreté d’emprunt ; vains efforts ! ils retombent bien vite dans les distinguo de la scolastique. J’avais donc renoncé à une entreprise si périlleuse ; j’avais désespéré de faire jamais comprendre ce qu’ont produit depuis dix ans Strauss, Bruno Bauer et Feuerbach, quelle révolution ils ont poursuivie et quelles ruines ils ont entassées l’une sur l’autre. Voici cependant que M. Arnold Ruge vient à notre aide. Les mémoires intimes de sa pensée nous donnent le tableau vivant des phases diverses que la philosophie hégélienne a parcourues ; bien plus, pendant qu’il publie son livre, M. Stirner en fait la conclusion, M. Stirner atteint audacieusement le dernier terme, la dernière folie de cette école. Désormais les choses sont plus nettes, et il est permis d’en parler. M. Arnold Ruge est un noble cœur en qui se débattent douloureusement les diverses théories de l’école ; chez lui, point de détails inutiles, rien que le résultat pratique de chaque doctrine ; ce n’est pas un pédant qui me parle, c’est une ame. En même temps M. Stirner termine cette série de systèmes qui s’enchaînent, et en les résumant tous, en les détruisant tous, il les fait mieux comprendre. Profitons de cette lumière inattendue. Qu’on ne s’effraie pas ; je n’ai ni le dessein, ni le courage de conduire le lecteur au milieu de cette scolastique inextricable. Je serai bref et ne prendrai que le résultat de chaque système. Or, voici en peu de mots quelle fut la marche des idées.

Strauss avait nié la divinité du Christ, le récit des Évangiles n’était pour lui qu’un tissu de légendes et de mythes populaires, lesquels exprimaient les pensées, les préoccupations, les désirs de l’ame humaine à une époque donnée. C’est ainsi que les héros de la Grèce ont eu leurs légendes, qui renferment toutes un sens caché et sont une vive expression de l’état des esprits à un certain moment de l’histoire. De toutes les légendes, la Judée a fourni la plus belle, la légende religieuse, préparée par le caractère du peuple, par ses traditions, par les mystiques espérances dont il avait le dépôt. L’humanité, en adorant cette merveilleuse figure du Christ, n’adorait donc que son propre ouvrage. On sait quel fut l’effet extraordinaire de ce livre, écrit avec un calme imperturbable et appuyé sur une érudition de bénédictin. Il semblait que l’audace ne pût aller plus loin. Le christianisme, si la théorie de Strauss était exacte, n’était-il pas ébranlé dans sa base ? Ce n’était là pourtant que le début de la jeune école hégélienne. Loin d’être le terme de la hardiesse philosophique, l’ouvrage de M. Strauss devait bientôt paraître singulièrement timide. Quel est, en effet, d’après le système de Strauss, le véritable auteur de cette miraculeuse histoire du Christ ? C’est l’esprit humain, c’est la pensée de tous. Qu’est-ce à dire ? Il y a donc un mystérieux pouvoir, nommé l’esprit du genre humain, dont cette histoire est l’œuvre ? Expliquer ainsi la naissance du mythe, n’est-ce pas l’absoudre ? n’est-ce pas lui donner encore un fondement sacré ? Je sens là