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ce vague sentiment de l’humanité, et prêche hardiment la religion du moi : homo sibi Deus ; voilà ces deux systèmes débarrassés de leur appareil scientifique. Entraînée chaque jour plus avant au fond de ces routes ténébreuses, la jeune école hégélienne a proclamé par la voix de M. Stirner la bonne nouvelle qu’elle promettait au monde. Son Évangile est achevé.

Ce résultat ne suffit-il pas ? est-il nécessaire de prononcer un jugement ? Je ne ferai qu’une seule réflexion. Tout à l’heure, quand nous avons vu M. Arnold Ruge exalter la France pour mieux maudire son pays, nous n’avons pas accepté ce faux et coupable enthousiasme ; au nom de la France comme au nom de l’Allemagne, nous avons défendu.contre M. Ruge le sentiment de la patrie. Nous ne savions pas, hélas ! jusqu’où s’emporterait l’école hégélienne ; nous ne connaissions pas le manifeste de M. Stirner. Maintenant, en vérité, nous sommes tenté de rétracter nos paroles. Oui, qu’ils viennent à nous ! que M. Ruge reprenne sa devise, nulla salus sine Gallis, nous ne les repousserons plus. En mettant le pied sur le sol de la France, ils seront guéris de leur folie ; toutes ces passions anti-sociales, toutes ces ténébreuses doctrines se dissiperont à la pure clarté du soleil. Quoi ! ils se disent les éclaireurs pies idées, et ils éteignent, à la veille de la lutte, tous les sentimens généreux ! Ils se proclament les héritiers du XVIIIe siècle, et ils ignorent tout ce qu’il y a eu de vie, d’énergie morale, de croyances invincibles sous le scepticisme élégant de cette immortelle époque ! Qu’ils viennent donc, et qu’ils voient à la face du jour la laideur de leur pensée. M. Ruge l’a très bien dit : la France est le cœur de l’Europe. Rêveurs sinistres, interrogez ce cœur puissant et écoutez sa réponse. Soit que vous nous prêchiez, comme M. Ruge, je ne sais quel vague sentiment cosmopolite fondé sur la haine de la patrie, soit que vous vous enfermiez avec M. Stirner dans un égoïsme hideux, vous trouverez dans l’esprit de la France l’énergique condamnation de vos théories insensées. Quel peuple, plus que le nôtre, a aimé le genre humain ? Qui s’est dévoué plus souvent pour la cause commune ? Mais, pour se dévouer, il faut être maître de soi, il faut se connaître, se comprendre, s’aimer soi-même, et nulle part en effet vous ne verrez mieux associés ces deux sentimens si féconds, l’amour du genre humain et l’amour de la patrie. Quant aux malheureux qui espèrent détruire toute croyance supérieure à l’homme et qui célèbrent l’égoïsme comme la seule forme complète de la liberté, ce sont ceux-là surtout qui doivent venir respirer l’air dont nous vivons. Ce souffle seul les rendrait à la vie. Lorsque je lisais le livre de M. Stirner, lorsque tous les liens de l’humanité étaient rompus, et que l’homme, privé de Dieu et séparé de ses semblables, était réduit à son étroit horizon, à son existence d’un jour, à son activité d’une heure ; lorsque je voyais enfin ce stupide acharnement à se dépouiller