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l’idéal. Nous croyons donc, en effet, que Sappho fut ce qu’étaient les autres Lesbiennes, et qu’elle ne se distingua d’elles que par le génie. Bien plus, d’après une tradition très répandue et arbitrairement c testée, elle fut Lesbienne dans toute l’étendue de ce terme. « Ce ne sont pas les hommes, dit Lucien, qu’aiment les Lesbiennes. » Et, en effet, le nom de Lesbienne et le verbe aimer à la lesbienne sont demeurés dans la langue grecque comme des témoignages irrécusables de cette affreuse dissolution. Certes, nous voudrions pouvoir penser que notre Sappho, un si grand poète, fut exempte de ces souillures ; mais, comme nous aimons encore plus la vérité que l’idéal, c’est à l’opinion contraire que nous nous rangeons à regret. En vain allègue-t-on que cette opinion ne se trouve exprimée que par des écrivains qui vinrent long-temps après elle : cela ne prouve qu’une chose, c’est que, de son temps, cette corruption était trop générale pour être remarquée. La morale ne s’en indigna que plus tard, et encore assez faiblement. Ovide nomme quelques-unes des amies de Sappho, et il ajoute (c’est Sappho qui parle) : « Et cent autres que j’ai aimées non sans péché, »

Atque aliae centum quas non sine crimine amavi !

Quelques-unes des amies et élèves de Sappho devinrent célèbres comme elle. — Érinne, de Lesbos ou de Téos, avait écrit un poème de la Quenouille, en trois cents vers : il en reste deux fragmens de deux vers chacun. Nous avons aussi trois épitaphes, dont une fort gracieuse, qu’elle avait composées pour des jeunes filles ses compagnes. Elle mourut à dix-neuf ans. C’est tout ce que nous savons d’elle ; mais, avec cela seulement, on ne peut s’empêcher de l’aimer, et sa mémoire est comme un doux parfum. Une épigramme de l’Anthologie lui donne le surnom d’Abeille. Il ne paraît pas qu’on ait raison de lui attribuer l’ode είς τήν ρώμην. — A côté de ce talent gracieux, il faut citer le talent énergique de Télésilla d’Argos, la belle guerrière, comparée, par les critiques anciens, à Alcée et à Tyrtée même. Ces critiques, tout comme ils ont distingué et canonisé (admis dans leur canon, ou liste consacrée) neuf poètes lyriques principaux, ont distingué aussi neuf poétesses. Le chiffre des muses, à ce qu’il semble, entrait pour beaucoup dans leurs jugemens. Sappho eut l’honneur d’être comptée en même temps parmi les uns et parmi les autres. En effet, les neuf poètes lyriques sont Alcman, Alcée, Sappho, Stésichore, Ibycos, Anacréon, Simonide de Céos, Pindare et Bacchylide ; les neuf poétesses sont Sappho, Érinne, Télésilla, Myrtis de Béotie, Corinne, Praxilla de Sicyone, et enfin Anyté de Tégée, Nossis de Locres, Moero de Byzance, qui vécurent trois siècles plus tard. — Corinne, de Thèbes ou de Tanagre, célèbre par sa beauté autant que par son génie, était élève de Myrtis, et, avec elle, donna des leçons à Pindare, après l’avoir vaincu cinq fois dans les joûtes poétiques. Comme il prodiguait les mouvemens, les figures, les allégories et les métaphores, elle lui