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pour le voir et se mirent à leurs fenêtres, pleurant de leurs yeux, tant ils avaient de douleur, et ils disaient de leur bouche pour toute parole : « Dieu ! quel bon vassal, s’il avait eu un bon seigneur ! » Mais personne n’osait l’inviter, tant le roi Alphonse avait montré de colère, car, avant la nuit, son ordre écrit et scellé était venu à Burgos, avec un grand message, annonçant que personne ne donnât logement à mon Cid, et que tout homme qui le ferait sût, à n’en pas douter, qu’il perdrait ses biens et les yeux de la tête, et de plus le corps et l’ame. Le peuple chrétien avait un grand tourment, et il se cachait de mon Cid, parce qu’il n’osait lui parler. Le Campeador alla droit à son logement ordinaire. Il trouva la porte bien verrouillée par la terreur du roi Alphonse, qui le voulait ainsi, de sorte que, si on ne la brisait par force, nul ne pouvait l’ouvrir. Les gens de mon Cid appelaient à haute voix ; ceux de la maison ne voulaient pas répondre une parole. Mon Cid s’approcha, tira son pied de l’étrier et frappa un coup. La porte ne s’ouvrit pas, car elle était bien fermée. Une petite fille de neuf ans se tenait l’œil au guet : — « Campeador, une autre fois vous avez ceint l’épée dans un bon moment. Aujourd’hui, le roi a défendu de vous recevoir. A la nuit, son ordre est venu avec un grand message et fortement scellé. Nous n’oserions vous ouvrir ni vous recueillir pour rien. Sinon, nous perdrions notre avoir et nos maisons, et, de plus, les yeux de la tête[1]. Cid, vous ne gagneriez aucune chose à notre mal ; mais que le Créateur vous soit en aide avec toutes ses saintes vertus ! » La petite fille dit cela, et tourna vers la maison. Mon Cid alors vit bien qu’il n’avait pas la bonne grace du roi. S’étant retiré de la porte, il traversa Burgos[2]… »

Était-il possible de mieux peindre la terreur de cette ville muette et courbée sous la menace royale ? Une petite fille de neuf ans, à moitié cachée, ose seule adresser à demi-voix quelques paroles au Campeador. Et quelle fierté vraiment chevaleresque dans cette résignation si dégagée du vieux vassal : « Mon Cid vit bien alors qu’il n’avait pas la faveur du roi ! » Comme on sent bien que mon Cid est parfaitement en mesure de s’en passer ! C’est, en quelques vers, un tableau frappant et presque complet de la société au moyen-âge.

Une remarque encore et très importante. Le Poème du Cid et la Chanson de Roland, deux ouvrages d’un même âge poétique, n’ont, quoique remplis de fables populaires, admis ni l’un ni l’autre l’emploi du merveilleux proprement dit. Aucun agent surnaturel, aucun géant, aucun enchanteur, aucune enfin de ces fictions séduisantes et souvent peu morales qui ne tardèrent pas à envahir les romans chevaleresques, surtout ceux de la Table-Ronde, ne trouble, par leur intervention fantastique, la sérénité de ces deux compositions sévères, qui, comme la statuaire antique, ne reposent que sur l’idéal de la force et, de la beauté humaines.

  1. N’est-il pas curieux de retrouver dans cette ancienne chanson de geste les répétitions si fréquentes dans les poèmes homériques ?
  2. Coleccion de poesias Castellanas anteriores al sigio XV, t. I, page 231.