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à Vienne, comme appendice d’un récent ouvrage de M. Ferdinand Wolf[1], un fragment épique de onze cent vingt-six vers espagnols, tiré d’un manuscrit de la Bibliothèque royale de France[2], et où les actions du Cid tiennent une place considérable. Ce fragment, d’une rédaction sensiblement moins ancienne que celle des chants publiés par don Thomas Antonio Sanchez, contient sur la jeunesse du Cid et sur les causes jusque-là peu connues de la querelle de don Diègue et du comte de Gormas des détails intéressans et naïfs, empreints, de toute la rudesse et de toute la gravité des mœurs féodales[3].

Rudesse et gravité, tels sont, en effet, les caractères de la plus ancienne chevalerie comme de la plus ancienne poésie espagnole. Aussi le Poème du Cid (pour parler comme tout le monde), malgré ce qu’il nous offre d’inculte et de barbare dans le mètre et dans la langue, réunit-il tous les grands et nobles traits de l’épopée primitive, la simplicité dans les récits, la fierté dans la touche, le naturel et la grandeur dans les sentimens, toutes qualités vraiment épiques et, si je l’ose dire, homériques ; qualités que nous avons déjà eu l’occasion d’admirer dans une œuvre française de la même date, dans la Chanson de Roland[4]. La geste espagnole n’offre ni moins de naïveté ni moins de grandeur que sa sœur de France. Nous n’en voulons d’autre preuve que la scène que nous allons mettre sous les yeux de nos lecteurs, en nous aidant de la belle traduction de M. Villemain[5]. On verra comment le vieux poète a su représenter la triste chevauchée du Cid exilé à travers la ville de Burgos. C’est par cette scène austère que s’ouvre le poème, dans l’état de mutilation où il nous est parvenu :

« Pleurant de ses yeux, malgré sa force d’ame, il tournait la tête et regardait sa demeure. Il vit les portes ouvertes et les huis sans cadenas, les perches de la fauconnerie vides, sans toiles, sans faucons et sans autours apprivoisés. Mon Cid soupira, car il avait de très grands soucis ; mon Cid parla bien, et dit avec calme : « Merci à toi, seigneur père ! mes ennemis méchans ont fait tout cela ! » Alors il se hâta de partir et lâcha les rênes. À la sortie de Bivar, ils eurent la corneille à droite et, à l’entrée de Burgos, ils l’eurent à gauche[6]. Mon Cid remua les épaules et redressa la tête : « Des étrennes ! Alvar Fanez ! car nous voilà jetés hors de notre pays. » Et mon Cid Ruy Diaz entra dans Burgos. Il avait avec lui soixante pennons. Les hommes et les femmes de Burgos sortirent

  1. Uber die Romanzen-poesie der Spanier. Vienne, 1_47, in-8o.
  2. Ce morceau se trouve à la suite du précieux manuscrit intitulé Cronica del Cid, no 9988, in-folio.
  3. Cette querelle eut pour origine des démêlés survenus entre les bergers des deux comtes, à l’occasion du pacage de leurs vastes troupeaux.
  4. Voy. Revue des Deux Mondes, livraison du 15 juin 1846.
  5. Tableau de la Littérature au moyen-âge, tome II, p. 85-87.
  6. Les Espagnols ont long-temps gardé la croyance aux augures. Il existe des traces assez fréquentes de cette superstition païenne dans les romances.